Statistiques : à propos du « Grand truquage », par Alsace Point Zip
Un collectif de statisticiens de l’INSEE et de différents organismes publics a récemment écrit sous le pseudonyme Lorraine data un petit livre : « Le grand truquage » , comment le gouvernement manipule les statistiques (éditions La Découverte). On sort de sa lecture avec un sentiment très mitigé.
Intéressant , pertinent sur certains points, mais les auteurs sont tellement obnubilés par Sarkozy que c’en est parfois risible. Tous ces gens qui foncent tête baissée dès qu’on leur agite le chiffon rouge marqué « Sarko« , ça ne doit pas lui faire bien peur. Tout ça rappelle fort l’époque où Le Pen était l’épouvantail officiel, et lui de rigoler : « je suis la bébête immonde, qui monte, qui monte… ». Enfin, les auteurs sont par moments d’une mauvaise fois évidente.
Le retour du concombre masqué
A propos du masque, très payant médiatiquement , le procédé de l’anonymat des auteurs (« Lorraine data ») vise à faire croire qu’on a des choses terribles à révéler, et donc forcément qu’on risque très gros. Comme si leur employeur, l’Etat, était incapable d’identifier à peu près qui se « cache » derrière ce pseudonyme. Dérisoire : Il n’y a donc pas que les autruches qui se fourrent la tête dans le sable et s’imaginent qu’on ne les voit pas.
Toutes les « révélations » de ces « fonctionnaires tenus au droit de réserve » ne sont pas fausses, loin de là. Les politiciens, plus spécialement ceux au pouvoir, font souvent mentir les chiffres et les détournent de leur signification réelle. Le problème, c’est le fossé entre les prétentions des auteurs et le contenu de leurs révélations. Tout à leur théorie du complot, ils se montrent incapables de hiérarchiser les problèmes selon leur nature et leur gravité. Tout est là pour alimenter leur vision monomaniaque.
Enfoncer des portes ouvertes
Qu’un homme politique sélectionne dans les stats celles qui sont censées mettre en valeur son action ou mettre en accusation celle de son prédécesseur, c’est tristement banal, on peut presque dire qu’il fait son métier. L’essentiel est qu’il n’empêche pas les statisticiens de faire eux aussi leur métier et que tout un chacun ait la possibilité d’accéder à une information objective (même si ça demande des efforts).
Ca n’a rien à voir avec une intervention des politiques visant à fausser les statistiques où à censurer les résultats qui ne leur plait pas. Or il y a eu des tentatives de ce genre, notamment sous le gouvernement Villepin ou sous l’actuel gouvernement, et c’est véritablement inquiétant. Il aurait mieux valu que les auteurs s’en tiennent à l’indiscutable.
On croit sincèrement (moi en premier) avoir acheté du TNT, et on réalise qu’on a entre les mains un pétard mouillé : quand il s’agit d’enfoncer des portes ouvertes, les auteurs font preuve d’un talent incontestable.
C’est le cas par exemple sur l’indice des prix à la consommation, qui fait débat sur la place publique depuis des années, pour ne pas dire depuis toujours! Il s’agit d’une moyenne générale qui rend mal compte du coût de la vie subie individuellement, et spécialement pour les ménages défavorisés ces dernières années. Le coût de la vie personnel dépend de la structure de la consommation, du fait qu’on soit propriétaire de son logement ou locataire etc… On peut parfaitement suivre Lorraine data s’il s’agit de dire que d’autres indices plus appropriés, pourraient être utilisés notamment pour la revalorisation légale des salaires, de certaines pensions. Par contre, sous-entendre que l’indice des prix est un bidonnage volontaire de la réalité, c’est parfaitement malhonnête. Il faut d’ailleurs souligner que l’inflation « corrigée » recalculée par leurs soins par catégorie socioprofessionnelle ou par niveau de revenu est certes défavorables aux plus pauvres, mais que l’écart n’est pas considérable : Le premier décile (les 10% qui ont les plus bas revenus) aurait subi de 2001 à 2006 0,9 point d’inflation réelle de plus que l’inflation officielle. Le deuxième décile, le plus désavantagé, 1,1 point de plus. On s’attendrait à beaucoup plus.
Chiffres du chômage, une dénonciation vraiment justifiée
C’est sur les chiffres du chômage que les auteurs sont les plus convaincants. D’une, les techniques de gestion de l’ANPE qui fournit pour la conjoncture le nombre de demandeurs d’emploi en fin de mois ne sont pas anodines. Des pratiques de radiations accélérées ont conduit bien des fois dans le passé à des évolutions bien arrangeantes pour les gouvernements successifs. Mais ça floutait surtout des évolutions conjoncturelles, pas les grandes tendances. Le reclassement « volontariste » des demandeurs d’emploi d’une catégorie à une autre est une pratique de camouflage d’une partie des chômeurs.
Mais plus grave encore, les tergiversations de l’INSEE en 2007, juste avant les présidentielles, autour de l’enquête annuelle d’emploi qui sert à recaler les chiffres issus des données trimestrielles de l’ANPE, tergiversations qui légitiment les soupçons d’une volonté de ne pas nuire au candidat de la majorité sortante. Le plus inquiétant étant que la direction même de l’INSEE ait joué le jeu. D’autant plus qu’Eurostat, l’institut européen a légitimé cette enquête que l’institut national a tenté de mettre au placard invoquant des problèmes techniques pas franchement convaincants.
Conjugués à d’autres attaques sur la fiabilité des données de l’INSEE , ceci confirme un penchant dangereux de la politique à outrepasser ses droits, et à mettre en cause le travail d’expertise scientifique, voire à s’asseoir dessus, comme c’est le cas pour les biotechnologies, voir les nombreux articles à ce sujet sur Imposteurs.
Mesure de la pauvreté , tout faux ou presque
Dans certains domaines abordés par le livre , on ne dispose que des seules données que veulent bien nous résumer les auteurs, et porter un jugement sur leurs dires nécessiterait un investissement considérable . On a bien conscience que la communication gouvernementale (et des politiques en général) sur des questions aussi sensibles que la sécurité et les chiffres de la délinquance peut être, plus que nulle part ailleurs, hautement manipulatoire, mais comme Lorraine data en fait décidément trop (cf conclusion), on s’abstiendra de trancher.
Dans un domaine plus abordable, celui des indicateurs de pauvreté, ce que défendent les auteurs est tout simplement nul: ils accusent le gouvernement (et Martin Hirch en particulier) d’avoir choisi un indicateur bidon afin de faire correspondre les résultats de l’action publique aux objectifs bien présomptueux de réduire d’un tiers le nombre de pauvres d’ici la fin du mandat présidentiel. Le paradoxe est que , pour peu que la crise économique que nous traversons dure, le choix de cet indicateur est la garantie la plus sûre de constater l’échec de la politique sociale du gouvernement !
Personne ne contestera la vérité sociologique que la pauvreté est une notion relative dans le temps et dans l’espace. Un pauvre d’une cité de Nanterre en 2009 n’est pas le pauvre de la campagne française dans les années 1800, ou le pauvre du Kosovo ou du Mali en 2009. La société en changeant crée de nouveaux besoins, de nouvelles normes de consommation etc…
Tout le souci est la faiblesse de la définition du seuil de pauvreté admise au niveau international : est pauvre quiconque a un revenu inférieur à 60% du revenu médian de son pays. Il n’est pas de définition plus arbitraire que celle-ci : pourquoi 60%, pourquoi pas 40, pourquoi pas …100 % ? Mystère . Il est absolument impossible de justifier théoriquement ce seuil.
C’est pourtant celui-ci que le gouvernement a abandonné un profit d’un indicateur « ancré dans le temps » (cf supra) et que les auteurs osent qualifier d’indicateur le plus pertinent ! Si ça n’est pas se moquer du monde, ça y ressemble.
Au mieux, la définition de seuil de pauvreté relative est un indicateur très partiel d’inégalités sociales, il en existe bien d’autres.
Pour mesurer la pauvreté, on peut difficilement trouver un outil statistique plus frustre. La seule raison qui fait que les auteurs le trouvent pertinent, c’est qu’ils présument que celui-ci va rester stable dans le temps voire se dégrader et que ça leur aurait donc permis de mettre en lumière l’échec du gouvernement (et ils ont probablement tort sur ce point). La mauvaise foi méthodologique repose souvent sur des grosses ficelles .
Se reporter à l’annexe où nous essayons d’illustrer le problème…
Pour imparfait que soit le critère retenu par Hirch de seuil de pauvreté « ancrée dans le temps » , il est malgré ces imperfections, plus pertinent et peut-être plus risqué si c’est à cette aune qu’on mesurera le bilan de la politique de lutte contre la pauvreté du gouvernement.
Selon Lorraine data, le choix du taux de pauvreté ancré dans le temps, s’explique par le fait que cet indicateur a eu le bon goût de diminuer de 40% entre 1997 et 2002, contrairement au taux de pauvreté relative, à peu près stable (-9% tout de même). Ca n’est pas impossible, mais compte tenu de la tournure qu’a pris la conjoncture, si c’est le cas, il pourrait bien s’en mordre les doigts.
La période de 1997 à 2002 a été une période de croissance assez soutenue avec à la clef beaucoup de créations d’emplois qui ont permis à beaucoup de gens de sortir de la pauvreté. Or aujourd’hui, tout va beaucoup plus mal qu’entre 1997 et 2002.
A tel point que depuis que les statistiques d’emplois existent en France, on n’avait jamais enregistré autant de destructions d’emplois qu’au cours du premier trimestre 2009. Ces destructions touchent en premier lieu des gens dont les salaires se situent pour la majorité entre le seuil de pauvreté relative et le revenu médian.
Pour peu que la crise dure quelques années, une forte proportion d’entre eux pourraient voir leur revenu suffisamment diminuer pour rentrer dans les critères de « pauvreté ancrée dans le temps » choisi par Martin Hirch. Dans le même temps, le revenu médian pourrait subir une forte baisse, ce qui aurait effet mécanique de réduire…. La proportion de pauvres si on la compte selon le taux de pauvreté relative.
Au final, que reste-t-il du Grand truquage ?
Même si les problèmes soulevés dans ce livre sont loin d’être méconnus parmi les producteurs et les utilisateurs de statistique économique et sociale, ce livre avait a priori son utilité pour dénoncer des tentatives parfois plus que douteuses des gouvernements auprès du grand public. Là où il échoue, c’est en mettant tout sur le même plan, du coup le public ne discernera plus ce qui relève réellement de mauvaise foi politicienne ordinaire et universelle, des tentatives de truquer , de mettre au pas les statisticiens, et des problèmes techniques qui donnent lieu à des débats ouverts. La mauvaise foi des auteurs est parfois aussi évidente que la mauvaise foi de ceux qu’ils prétendent combattre. Pour Lorraine data, un bon indicateur statistique est un chiffre qui accuse le gouvernement, point barre.
Notons enfin des effets de style indignes pour des personnes prétendant s’insurger contre les manipulations de l’opinion : à propos des chiffres de la délinquance, les auteurs notent que les cambriolages et les vols liés à l’automobile avaient baissé avant 2002. Ils écrivent : « Malgré des fluctuations et une brusque remontée en 2001 (à la veille des élections…), les courbes sont globalement orientées à la baisse depuis 1993. »
Demandez aux gens autour de vous comment ils interprètent la remarque entre parenthèses. L’intention ne fait pas vraiment de doute.
Nous sommes dans un livre dénommé Le grand truquage. Placés à cette endroit, les 3 points de suspension invitent le lecteur à tirer de lui-même la conclusion que les auteurs n’auront pas le courage d’exprimer clairement, parce que pour le coup, c’est une accusation d’une gravité extrême.
Les gens sont donc invités à conclure que cette brutale remontée des chiffres ne doit rien aux aléas statistiques, mais qu’il y aurait eu bidonnage destiné à polariser la campagne sur le thème sécuritaire et à forcer le résultat des élections qui a abouti au psychodrame qu’on connaît : éviction du candidat socialiste, présence de Lepen au deuxième tour, et réélection triomphale, de Chirac par les électeurs de gauche.
Si les auteurs du Grand truquage avaient la moindre preuve de cela, ils auraient non seulement le droit mais le devoir de l’apporter sur la place publique.
C’est évident que Lorraine data n’a pas de quoi étayer un minimum l’accusation, d’où la figure de style. Venant de gens dénonçant le grand truquage, le procédé n’est pas admissible.
Alsace Point Zip
Annexe :
Mettons que je gagne 1000 euros par mois cette année et mon voisin, 5000 euros .
1er scénario :
Mettons ensuite qu’en 2010, je gagne (en euros constants) 1100 euros, et mon voisin 6000 euros (je vais de ce pas crever les pneus de son nouveau 4X4). Comment interpréter cela ?
1/ ma situation matérielle s’est objectivement améliorée ? (+10% par an , je signe le contrat les yeux fermés)
2/ Je suis devenu plus pauvre car relativement à mon voisin je gagnais 20% de son revenu en 2009, et plus que 18,33% en 2010 ?
On comprend bien que les deux indicateurs ne mesurent pas du tout la même chose, que les deux livrent une information intéressante (le deuxième pouvant éventuellement m’amener à penser que mon voisin capte indûment une fraction trop élevée de la richesse additionnelle à mes dépends) mais qu’on peut au minimum reconnaître que la notion de pauvreté relative n’est pas dans ce cas l’indicateur « le plus pertinent ».
2ème scénario :
Mais inversons la tendance et considérons maintenant que je ne gagne plus que 900 euros qu’en 2010. Mon voisin a lui été licencié de sa boite, et ne gagne plus fin 2010 que 1500 euros, indemnités de chômage dégressives obligeant. Et là formidable artifice statistique, je rame plus que jamais avec mes 100 euros en moins, mais vu sous l’angle de la pauvreté relative défendu par nos valeureux statisticiens, ma situation s’est considérablement améliorée !
A moins d’être « warwickien »(*) , on préfère le premier scénario.
C’est un cas d’école un peu caricatural bien sûr, mais utile pédagogiquement pour mettre en évidence la nullité du raisonnement de Lorraine data. Allons plus loin. Cet indicateur est tellement indigent que même dans un pays frappé de famine ou 99% des gens mourraient de faim, techniquement, il est impossible que le taux mesuré de pauvreté dépasse…50%.
Le seuil (toujours 60% du revenu médian à une date arrêtée) est certes toujours arbitraire, mais aurait au moins le mérite de servir de mesure à peu près objective sur une durée limitée de quelques années pendant laquelle les normes de consommation changent peu, ne justifiant pas de faire glisser la définition relative de la pauvreté.
A la réserve près du prisme déformant de l’indice des prix, qui a tendance à sous-estimer la hausse du coût de la vie pour les plus pauvres , il ne fait de toute façon aucun doute que cet indicateur est meilleur que le seuil classique retenu au niveau international (indicateur qui ne sera de toute façon pas censuré).On calculera facilement le nombre de personnes entrées dans la pauvreté ainsi définie, le nombre de personnes qui en sont sorties c‘est-à-dire ont amélioré objectivement leur situation matérielle, le solde: c’est finalement pas si mal.
(*)Allusion aux travaux, qui ont mis en évidence une forme d’intolérance aux inégalités si extrême qu’elle aboutit à des comportements en apparence aberrante, quasi suicidaires. Où des individus sont prêts à tout perdre pour faire chuter celui qui a plus qu’eux. Une atypique évidemment qui a très peu à voir avec une conscience politique et des conceptions élevées de justice sociale.