La peur exponentielle, un livre de Benoit Rittaud
On a tous entendu parler de la légende des grains de blé sur l'échiquier. L'empereur Shiram demanda au sage Sessa quelle récompense il souhaitait pour le jeu d'échecs qu'il avait inventé et qui avait permis au souverain de sortir de l'ennui mortifère dont il souffrait. Pour toute récompense, Sessa se contenta du cadeau suivant. Le souverain devait déposer un grain de blé sur la première case de l'échiquier, le double sur la deuxième case, et ainsi de suite jusqu'à la 64ème case en doublant à chaque fois le nombre de grains.
La récompense demandée par Sessa n'était pas si dérisoire que le pensait Shiram. Ses comptables lui firent en effet savoir que tous les grains de blé produits sur Terre ne suffiraient à honorer la récompense de Sessa,
Cette légende est la première évocation connue du phénomène exponentiel. En mathématiques , on parlera d'une suite géométrique, c'est-à-dire d'une succession de nombres dont chacun s'obtient en multipliant celui qui le précède par une valeur donnée supérieure à 1.
Un bouquin de 400 pages consacré à ce sujet par un mathématicien, voilà qui pourrait faire peur. Que le lecteur se rassure. Le livre n'est pas bourré de formules mathématiques indigestes, c'est un essai particulièrement réussi.
Malthus, pasteur et économiste anglais, est le premier penseur contemporain de la peur exponentielle dans son Essai sur le principe de population. Selon lui, sans freins, la population tend à croître de manière exponentielle (ou géométrique), à la manière des grains de blé de Sessa, tandis que les ressources qui permettent de la nourrir ne peuvent augmenter que de façon arithmétique. Il prônait ainsi le contrôle de la natalité, et la suppression de l'assistance aux plus pauvres, incapables de subvenir aux besoins de leur progéniture. Bien que l'histoire ait totalement démenti les thèses de Malthus, la peur exponentielle a connu un regain de succès depuis une cinquantaine d'années, avec la publication des thèses du club de Rome, du rapport Meadows, ou de la bombe P de Paul Ehrlich. Qu'il s'agisse de population, d'immigration, de pollution , de montée des océans, la courbe exponentielle est aujourd'hui la représentation la plus courante de la peur. Elle illustre tous les discours sur l'étroitesse, la finitude. du Monde, et la prophétie d'un effondrement brutal de notre civilisation.
Malgré notre difficulté à nous représenter les grands nombres, la notion même d’exponentielle n'a rien de spécialement compliqué . Il est d'autant plus étrange de constater qu'un grand nombre de scientifiques aient observé avec sidération ce type de courbe. Comme l'explique Benoît Rittaud, certains ont fait de sa compréhension le critère d'appartenance à une élite intellectuelle. Pourtant, à plusieurs titres, les prophètes de la peur exponentielle sont des imposteurs.
Observez la courbe ci-dessus. Personne ne peut dire si cette courbe correspond à un accroissement périodique de 100 % ou de 1 pour mille. Avec une échelle appropriée, on peut toujours quel que soit le phénomène, se représenter à une période charnière, le passé lointain ressemblant à une morne pleine, le passé récent apparaissant comme une brutale et inquiétante accélération, et devant nous, le vertige ! On va droit dans le mur ! Or, « il n'est ni point particulier ni région particulière sur la courbe représentative d'un phénomène exponentiel ». Cette représentation ne dit rien sur les limites du phénomène, elle permet aux marchands de peur exponentielle de suggérer que « nous allons droit dans le mur », sans avoir à le justifier, sans jamais calculer ces fameuses limites du phénomène. Par ailleurs, sans nier qu'un phénomène exponentiel puisse poser problème, Benoît Rittaud affirme que ce qui importe est moins de savoir si telle ou telle peur liée à l'exponentielle est légitime que de décrire les ressorts qui en assurent l'expansion. On pourrait prendre de nombreux exemples, à commencer par l' « explosion démographique », pour illustrer que les phénomènes exponentiels s'épuisent souvent d'eux mêmes sans que nous soyons brutalement confrontés à ce fameux mur.
D'autres part aux peurs exponentielles et du monde fini, l'auteur propose d'opposer la notion de surfini. « Désignons comme surfinie toute quantité mathématiquement finie, mais qu'il est légitime de considérer comme infinie dans une situation donnée » , c'est-à-dire rapportée à notre échelle. Le thème de l'énergie fournit d'excellents exemples à cette notion de surfini.
La peur exponentielle s'appuie sur une bibliographie très riche. Deux ou trois références m'ont fait tiquer, mais c'est vraiment trop peu pour assombrir l'enthousiasme que m'a procuré la lecture de ce livre, plein d'humour, ce qui ne gâche rien. Benoît Rittaud s'autorise certaines digressions (voir le chapitre Urbi et Orbi) , parfois déconcertantes au départ, mais réussit à retomber sur ses pattes.
Le lecteur y trouvera un argumentaire très pertinent et très étayé contre la sidération exponentielle, et en faveur d'un optimisme raisonnable, donc mesuré.
Anton Suwalki
La peur exponentielle, Benoît Rittaud, PUF (21 euros)