Pesticides : quand France 2 intoxique à hautes doses, par Jérôme Quirant
Chers lecteurs,
Le dernier Cash Investigation aura fait couler beaucoup d’encre. Nous vous signalons à ce sujet une recension complète sur le site de l’AFIS :
Comment les téléspectateurs ont été abusés par Cash Investigation
Pour notre part, nous publions cette contribution particulièrement mordante de Jérôme Quirant, professeur de mécanique à l’Université de Montpellier, et auteur notamment de « 11 Septembre et Théories du Complot : Ou le conspirationnisme à l'épreuve de la science », publié aux éditions book-e-book
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Pesticides : quand France 2 intoxique à hautes doses
Le dernier Cash investigation, diffusé le 2 février 2016 sur France 2 et consacré aux pesticides, a été un modèle assez navrant de ce qui se fait de pire en matière d’infotainment : l’information spectacle où le buzz est l’effet recherché à tout prix, faisant fi de toute déontologie journalistique.
Haro sur les pesticides
Que trouver de mieux à ce jour que les pesticides pour faire peur dans les chaumières ? On l’entend sans arrêt : les pesticides sont partout, ils vont tous nous tuer, probablement à petit feu, voire dans d’atroces souffrances, surtout pour nos enfants… Si on y ajoute l’action sournoise du maléfique Monsanto, grand distributeur de ces poisons prétendument redoutables, tous les ingrédients sont réunis pour attirer l’indignation du chaland et assurer un bel audimat.
Comme nous allons le voir, avec ce numéro de Cash Investigation spécial pesticides, France 2 a failli deux fois à sa mission de service public : sur la forme et sur le fond.
Cash manipulation ?
Les méthodes de Cash investigation sont connues : chevalier blanc pourfendant les puissants qui complotent contre le petit peuple, la mise en scène est à la base même du concept(1). Tout un arsenal est mis en œuvre au service de ce scénario(2) : interview à l’improviste, sommation de réagir à chaud sur des documents non étudiés au préalable, montage de portes fermées et de refus de réagir, voire même des coupes sélectives déformant largement les propos des interlocuteurs(3) du moment que cela sert le canevas du documentaire.
Le dossier sur les pesticides n’a pas dérogé à cette présentation manichéenne. Cash Investigation s’est immédiatement présenté comme le grand divulgateur de secrets savamment gardés, comme par exemple la quantité de pesticides consommés en France. Au-delà des chiffres présentés de façon trompeuse (nous y reviendrons), il suffit pourtant de trois clics à un internaute, confortablement installé derrière son clavier, pour trouver toutes ces données sur le site internet du Ministère de l’Agriculture (4) (notamment la répartition géographique des épandages). On peut tout aussi facilement apprendre quelles sont les quantités consommées chaque année et constater la forte baisse du tonnage de pesticides au cours des 15 dernières années (5). Quand il est clamé plusieurs fois dans l’émission qu’il a fallu près d’un an d’enquête périlleuse pour arriver à un tel résultat, cela laisse songeur !
Si vraiment la conclusion n’a pas été écrite à l’avance, et si tant d’énergie a été déployée pour délivrer un message de clarté et de vérité, comment se fait-il qu’il n’ait pas été fait mention durant les deux heures d’émission :
- des avis des agences sanitaires qui, tant au niveau national qu’européen, sont très rassurants sur le sujet ;
- des effets sanitaires bénéfiques des pesticides, utilisés jusqu’en pharmacie pour éradiquer parasites ou champignons ;
- de l’utilisation dans l’agriculture biologique de pesticides qui, bien que « naturels » ne sont pas réputés moins dangereux pour l’homme ou la nature que ceux de synthèse(6) : on peut citer la bouillie bordelaise, l’huile de neem, ou la roténone (une substance qui a même dû être interdite) ;
- des études qui montrent que les agriculteurs, pourtant les plus exposés aux pesticides (contact, inhalation ou ingestion) et qui devraient en conséquence subir une véritable hécatombe, ont plutôt moins de cancers que le reste de la population(7). La maladie de Parkinson, par contre, semble connaître chez eux une surreprésentation de l’ordre d’un facteur 2 ;
- de l’aide conséquente apportée aux journalistes par l’association militante Génération Futures(8). Association qui a fait de la lutte contre les pesticides l’un de ses champs de bataille et cherchait, en 2015, des relais d’opinion parmi les « célébrités(9) » ! Toujours prompte à dénoncer connivences et arrangements divers (chez les politiques, industriels ou syndicats), Elise Lucet est restée étonnamment muette sur ce point.
Forcément avec la présentation de ces éléments, la conclusion proposée au téléspectateur aurait été moins limpide… Ce choix délibéré de les passer sous silence, alors qu’ils sont pourtant essentiels à une information objective, est bien sûr très problématique pour qui souhaite bénéficier d’une analyse rationnelle et non passionnée de la situation. L’utilisation systématique des enfants au cours du reportage plaçait d’ailleurs directement le débat au niveau de l’émotion, ce qui est assez révélateur d’un manque de confiance du scénariste dans la qualité des arguments présentés.
Car même en termes scientifiques, en effet, le reportage est trompeur. Il est même scandaleusement trompeur, tellement la présentation des données scientifiques a été faite de façon biaisée et incomplète, pour ne pas dire mensongère.
La science travestie
Cela a été dit(10) et re-redit(11), l’affirmation selon laquelle une étude de l’EFSA aurait détecté des résidus de pesticides dans 97 % des aliments consommés était mensongère, puisqu’aucun résidu n’a été détecté ou quantifié (12) dans plus de la moitié des dizaines de milliers d’échantillons testés. Mais les contre-vérités assénées par Cash Investigation, ne s’arrêtaient pas là, loin s’en faut. Quasiment toutes les données scientifiques présentées au long du reportage l’ont été de façon biaisée, en faisant un cherry-picking du plus mauvais aloi :
- dans l’étude EFSA, pour 97 % des aliments testés, on ne trouve pas de résidus de pesticides au-delà des limites admises règlementairement. Ces limites étant largement sécuritaires(13), le risque(14) est d’autant plus faible. Il n’y avait donc pas de raison de reprendre le message alarmiste véhiculé tout au long de l’émission ;
- les tests portant sur la présence de pesticides dans les cheveux d’enfants sont présentés sans aucune analyse des résultats : significativité des mesures, exposition des enfants testés par rapport à rapport à des cas témoins non exposés, etc. D’après des toxicologues avertis(15), rien ne peut être tiré de fiable sur de telles analyses ;
- les résultats alarmistes présentés sur l’atrazine n’ont pas été confirmés, notamment dans le cadre d’une méta-analyse regroupant plusieurs dizaines d’études (!) portant sur le sujet en 2014(16). Tyrone Hayes, présenté comme le scientifique américain lanceur d’alerte sur le sujet, est connu surtout pour ses études non reproductibles(17). Google Scholar donne des milliers de références d’articles scientifiques portant sur l’atrazine et l’agence environnementale américaine (EPA) est très rassurante sur cet herbicide puiqu’elle l’a classé non cancérogène ;
- la France est présentée comme le plus gros consommateur de pesticides en Europe, ce qui est certes vrai en des termes monétaires, mais pas de volumes, et ce bien qu’elle soit le premier pays agricole de l’UE. Ainsi, ramenée à la surface cultivée, la quantité de pesticides utilisée en France se situe dans la moyenne européenne(18), d’autres pays étant largement au-dessus ;
- pour les cancers, et notamment ceux des enfants, la présentation rationnelle des statistiques de l’Institut National du Cancer (cf tableaux ci-dessous) est nettement moins anxiogène que ce que Cash essaie de faire croire : grossièrement, il n’y a pas actuellement d’augmentation du nombre de cancer autre que celle due au vieillissement chez l’adulte et, chez l’enfant, celle due à une amélioration des diagnostics et de l’enregistrement. Quant aux différences spatiales, elles sont jugées non significatives par l’INC ;
- la relation entre l’autisme et le chlorpyrifos paraît, elle, totalement tirée par les cheveux quand on regarde attentivement les chiffres : il n’y a aucune corrélation entre les quantités vendues et l’augmentation des cas d’autisme aux Etats-Unis, c’est même le contraire(20) ! Par contre, avec une parfaite mauvaise foi, on pourrait effectivement souligner l’augmentation des cas d’autisme avec la croissance de la consommation de produits bio… ou comment faire dire n’importe quoi aux chiffres en confondant corrélation et causalité. Là aussi, des milliers d’articles scientifiques ont été produits sur ce pesticide pour évaluer sa dangerosité ;
- les malformations observées à la naissance à Hawaï, images à l’appui, ont dû terroriser dans les foyers. Cependant la réalité scientifique est tout autre que celle présentée : un rapport de 2011(21) montre que les cas de gastroschisis (sortie des organes hors du ventre du bébé) sont même inférieurs en nombre à Hawaï par rapport au ratio national…
Cette présentation de chiffres partiels ou non validés dans des revues scientifiques, voire d’études isolées non concluantes, interroge lorsqu’on se trouve face à des journalistes qui revendiquent une enquête rigoureuse de près d’un an.
Entre travail bâclé et parti-pris idéologique, il est difficile de se prononcer. Une chose est sûre, ce qui a été présenté dans l’émission est totalement déformé par rapport aux données acquises et validées par la communauté scientifique, que ce soit au niveau national ou international.
Pour conclure
Oui, les aliments, bio ou non, peuvent contenir des résidus de pesticides, qu’ils soient synthétiques ou « naturels ». Oui, les pesticides, synthétiques ou « naturels », peuvent être dangereux et il ne s’agit pas de le nier ! C’est pour cela qu’on définit des limites à ne pas dépasser, en prenant des marges de sécurité(22) importantes.
Mais en travestissant sur le fond et la forme l’état de la connaissance dans le domaine(23), grossissant le trait de façon mensongère, Cash investigation n’a pas fait honneur au service public. Envoyé Spécial lui a d’ailleurs emboité le pas trois semaines plus tard sur France 2, avec un reportage sur le glyphosate (le Roundup du diable Monsanto) bâti sur les mêmes arguties.
Dans cette course effrénée à l’audimat, on peut même s’amuser à imaginer pour France 2 « une enquête », tout aussi angoissante, qui ferait à coup sûr parler d’elle : « Nos enfants en danger : 100 % des aliments sont radioactifs ! ». Avec bien sûr la mise en scène qui va avec : on nous cache les données sur cette radioactivité (qui a accès à ces données ?), la radioactivité c’est dangereux (quelques images d’enfants après Hiroshima devraient meubler efficacement – ne pas oublier de citer les accidents occasionnés en radiothérapie), même les bananes sont radioactives et servent de mètre étalon(24), prévoir d’ailleurs quelques relevés sur un marché avec un compteur Geiger suffisamment sensible (porté de préférence par une personne en blouse blanche pour faire sérieux)… Si avec ça, le pic d’audience n’est pas atteint, c’est à désespérer !
Serait-il raisonnable pour autant de restreindre son alimentation en raison de la radioactivité des aliments ? Non, bien sûr que non… Et cette mise en scène n’aurait aucun sens. Chacun peut continuer à manger sans crainte ces produits « radioactifs » car la radioactivité naturelle peut être des dizaines de fois supérieure à celle induite par la seule alimentation, sans que cela n’occasionne aucun effet sur l’être humain : tout est question de dose ! Pourtant ce point, essentiel, n’a jamais été évoqué dans l’émission sur les pesticides…
Là sont les limites de l’infotainement : faire du buzz coûte que coûte, sans se soucier de la réalité scientifique du sujet traité… mais la fin justifie-t-elle les moyens ? Dans le cadre de la mission de service public dévolue à France Télévision, la question se pose.
Jérôme Quirant
[1] http://fastncurious.fr/zoomsur/cash-investigation-ou-la-fabrique-du-buzz.html/
[2] http://www.mediapicking.com/news/88-cash-investigation-12-facons-mal-traiter-grandes-entreprises
[4] http://agriculture.gouv.fr/telecharger/71232?token=d45ec7aae529bde12ee62b1249c60510
[6] Voir article de Stéphane Adrover : http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article2580
[7] http://www.sudouest.fr/2014/03/21/le-poids-du-cancer-en-milieu-agricole-1498737-3383.php
[8] http://www.generations-futures.fr/chimique/cash-investigation-et-france-info/
[10] http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article2589
[12]voir la nuance, reformulée par les responsables de Forum Phyto après les maladresses du rapport de l’EFSA
http://www.forumphyto.fr/2016/02/16/cash-investigation-sembourbe-dans-ses-mensonges/
[13] http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article2590
[14] http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article2591
[16] http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/24797711
[18] Voir article de Philippe Stoop : http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article2580
[20] http://seppi.over-blog.com/2016/02/l-autisme-de-cash-investigation-glane-sur-la-toile-55.html
[21] http://health.hawaii.gov/genetics/files/2013/04/HBD_Surveillance_Report_1986-2005.pdf Cf figure 14 page 97
[22] http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article2590
[23] Voir l’ensemble du dossier : http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article2580
[24] https://fr.wikipedia.org/wiki/Dose_%C3%A9quivalente_en_banane