Avons-nous besoin d’illusions ?

Publié le par Anton Suwalki

Un texte de Jean Bricmont
publié dans le quotidien Le Soir, Bruxelles 22 décembre 2007

 

Discuter de l’utilité des religions permet d’éviter de poser une autre question, première et fondamentale, celle de la vérité des doctrines religieuses. Dans le temps, les chrétiens ne nous disaient pas que la religion soulage, fonde nos valeurs ou donne un sens à la vie, mais qu’il est vrai que Dieu existe, qu’il y a une vie après la mort, un ciel et un enfer, que Jésus est mort pour nos péchés etc. Et c’était parce que ces doctrines étaient vraies que la religion avait une dimension morale.

La vérité des doctrines religieuses s’appuyait soit sur des arguments a priori – les "preuves" métaphysiques de l’existence de Dieu – soit sur des arguments a posteriori, principalement sur l’idée que le monde, dans toute sa complexité, ne peut pas surgir de "rien" ni être "dû au hasard".

C’est une erreur fréquente de croire que la science a réfuté ces idées, en apportant une réponse non religieuse à ces questions (par exemple, le darwinisme comme explication de l’origine de la complexité). En effet, les croyants peuvent, et pourront toujours, déplacer les questions et en trouver d’autres auxquelles la science ne répond pas. Mais la science, ou plutôt les philosophies qui se sont appuyées sur elle (matérialisme, empirisme, positivisme logique) ont changé l’idée que nous avons de ce qu’est une réponse valide à une question donnée.

D’un point de vue scientifique, invoquer comme explication d’un phénomène quelconque, l’univers par exemple, un être tel que Dieu dont on n’a aucune connaissance, même indirecte, et qu’on ne peut caractériser d’aucune façon précise, revient à dire "on ne sait pas" ou "c’est dû au hasard".

Les atomes, par exemple, ne sont pas directement observables, exactement comme Dieu – mais la théorie atomique, contrairement à toutes les doctrines théologiques, a des conséquences spécifiques, précises et observables. La science moderne a permis d’élever les normes de ce qui peut être considéré un savoir véritable et, par là même, nous a permis de comprendre que le discours religieux est une pure illusion.

Pour ce qui est des arguments a priori, la critique empiriste, au moins depuis le 18e siècle, a montré que ceux-ci étaient pertinents en logique et en mathématique mais ne nous apprenaient rien sur le monde réel (y compris sur des sujets tels que Dieu).

Comme argument en faveur de la religion, il y avait aussi évidemment la Révélation – qui était sans doute l’argument le plus populaire – mais, lorsque l’on s’est rendu compte de la multiplicité de ces "révélations", pratiquement chaque tribu au monde ayant sa propre "parole sacrée", on a compris qu’il est impossible, sans faire de raisonnement circulaire, de déterminer quelle est la vraie révélation, ni d’ailleurs, à l’intérieur d’une révélation donnée, de déterminer quelle est la "bonne" interprétation des textes "sacrés".

La contribution directe des sciences – géologie, cosmologie, archéologie – à la réfutation de la religion, est d’avoir montré que les textes religieux sont presque entièrement faux là où ce qu’ils disent est vérifiable. Il faut alors beaucoup de bonne volonté pour imaginer une divinité toute-puissante et omnisciente qui nous révèle de grandes vérités métaphysiques et morales dans des textes où elle nous trompe systématiquement (et forcément de façon délibérée, vu qu’elle est omnisciente) sur tous les faits vérifiables. Et si la faute en incombe aux pauvres humains qui ont transcrit maladroitement ces "vérités", alors pourquoi ne pas se méfier d’eux également lorsqu’ils nous parlent de valeurs et de morale ?

C’est après avoir été vaincus sur le plan scientifico-philosophique que les croyants ont adopté la position de repli, si courante aujourd’hui (et acceptée, malheureusement, par bon nombre de laïques), qui consiste à justifier la religion par son "utilité". Celle-ci est souvent présentée sous une double forme, soit comme fondement de la morale, soit de façon plus vague, comme nous fournissant "du sens".

Pour la première idée, imaginons un texte sacré qui prescrit que, lorsqu’on met ses chaussures, on doit mettre la chaussure droite avant la gauche
[1]. Il est évident que cela ne rendrait pas cette action bonne et l’action contraire mauvaise. Par conséquent, il doit bien exister en nous une notion de bien et de mal, peut-être vague, mais indépendante de toute doctrine religieuse. En réalité, dans la mesure où les prescriptions religieuses nous paraissent morales, c’est uniquement parce qu’elles coïncident avec notre sentiment non religieux de bien et de mal. Mais alors, à quoi servent ces doctrines ?

Bien sûr, on peut donner un sens banal à l’idée que la religion fonde nos valeurs, sens qui a été historiquement celui qui a permis à la religion d’être le "fondement" de la morale (et que les chrétiens libéraux modernes essayent d’oublier) : la peur de l’enfer. Mais cela suppose évidemment que l’on arrive à se convaincre de l’existence de celui-ci et, de plus, cela nous ramène à la question, première, de la vérité des doctrines religieuses.

Finalement, il y a la question, très vague, du "sens". Mais si l’on admet que les doctrines religieuses sont fausses, en particulier l’idée de vie après la mort, et que la religion n’apporte aucun éclaircissement sur le bien et le mal, il est difficile de comprendre ce que peut bien vouloir dire l’idée que la religion donne un "sens à la vie".

Il me semble que rien ne peut mieux illustrer la déroute intellectuelle du christianisme au 20e siècle que le fait qu’aujourd’hui, ce sont les croyants qui insistent sur l’aspect "consolation" ou "morale" de la religion, plutôt que sur sa vérité. Ce sont eux qui soulignent que la religion est l’opium du peuple, même s’ils utilisent d’autres mots, comme "valeur" ou "sens de la vie", et considèrent que nous avons besoin de ce genre d’opium. Si ces positions de repli sont adoptées, c’est parce que les croyants eux-mêmes ont compris qu’il est difficile de trouver des arguments valides en faveur de l’existence de Dieu ou de l’immortalité de l’âme, mais refusent de l’admettre ouvertement, et surtout d’accepter les conclusions radicales que cela implique pour les aspects "moraux" de la religion qu’ils espèrent sauvegarder.

Finalement, si l’on pense, comme Bertrand Russell, aux "millions de victimes innocentes qui sont mortes dans de grandes souffrances parce que, dans le temps, les gens ont réellement pris la Bible comme guide de leur conduite"
[2], on ne peut que se réjouir du recul progressif de la religion depuis le 18e siècle en Europe, et voir cela comme une étape importante dans l’histoire de l’émancipation humaine.



Jean Bricmont


Notes :

[1] Bien sûr, cet exemple, emprunté au philosophe Thomas Nagel, est imaginaire, mais il existe d’autres prescriptions, alimentaires par exemple, qui sont bien réelles et tout aussi absurdes.

[2] Bertrand Russell, Religion and Science, Oxford, Oxford University Press, 1961.

 

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M
La conclusion de votre article est optimiste,cependant à considérer le monde et ses informations,ses guerres et conflits,les politiques diverses,on peut croire assister à un regain de la religiosité fondamentaliste ou de surface,en meme temps qu'au dénigrement ou à l'ignorance des apports de la science;on peut meme craindre pour le 21e siècle des heurts,des drames,des tensions,des quasi inquisitions,au sein de nos sociétés,particulièrement en Europe.Le voile intégral qui se répand dans nos rues et qui éxaspère tant de gens n'est qu'une saillie de tentacule de multiples pieuvres dévoreuses de cerveaux humains;l'ignorance,qui gagne chaque jour du terrain un peu partout,ne présage rien de bon non plus;un élément optimiste et prometteur pourrait etre internet;la preuve en est qu'il n'est pas apprécié ou interdit là ou règne la terreur religieuse ou politique
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J
Comme dirait Dawkins, nous somme passé du polythéisme au monothéisme, encore un petit effort, il n’en reste plus qu’un à supprimer.<br /> Boutade mise à part, ses hypothèses rejoignent aussi les travaux de Pascal Boyer (Et l’homme créa les dieux) sur les implications au niveau cognitif des croyances.<br /> Mais si scientifiquement on avance, je ne suis pas très optimiste dans le fait que ces connaissances soient d’une grande influence, et très prisées dans le monde. À voir le projet pour l’interdiction du blasphème proposé à l’ONU, de la montée du créationnisme en Europe (je ne parle même pas des USA), et des autres crétinismes ou obscurantismes.<br /> Dans la lignée du Dawkins, je ne peux que vous conseiller le pamphlet de Christopher Hitchens, « Dieux n’est pas grand ». Moins scientifique mais très bien documenté et d’une lecture réjouissante.<br /> Et pour coller à ce billet un texte de Jean Bricmont « Science et religion : l’irréductible antagonisme  » http://dogma.free.fr/txt/JB-Science01.htm <br /> JxM
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C
des qu'on conteste l'existence de Dieu, il y a toujours un Aurelien pour mettre sur le meme plan l'athéisme, le raisonnement fondé sur les faits et la foi du charbonnier...plus serieusement, j'aime bien le raisonnement evolutionniste de Richard Dawkins pour expliquer la propension notamment celle des enfants à accepter les croyances religieuses. Il le developpe dans son livre "the god dellusion", dont le titre français est "pour en finir avec Dieu".Ce serait un effet collateral indesirable d'un comportement selectionné par l'évolution, un peu comme le fait que les papillons et les insectes de nuits sont attirés  et tués les lampes électriques est un effet collateral indesirable de la recherche d'une source lumineuse, effet qui n'existe d'ailleurs que depuis l'invention de l'éclairage electrique alors que les papillons existent depuis environ 60 millions d'années.Le comportement selectionné par l'évolution c'est l'acceptation sans discussion et l'interiorisation des affirmations des parents, genre, "ne va pas caresser la grosse bete avec des grandes dents, tu vas te faire croquer".il est evident que une démarche essais erreurs aurait eu des résultats désastreux sur les enfants de nos ancetres, en tous cas bien plus défavorables à leur survie que la croyance absolue aux instructions parentales, sachant de plus que le petit humain n'est pas autonome et apte à survivre seul avant 10 12 ans...et c'est bien cette disposition enfantine à imiter les parents et à les croire qu'exploitent toutes les religions pour les conditionner et les rendre définitivement immatures.
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T
Franchement Aurélien ! Vous bâtissez de longs commentaires sur des affirmations complètement (pour rester sympa) erronées (ex. "Dieu, concept occidental" !...).Comment voulez-vous, dès lors, être pris au sérieux ?
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A
Aurélien, es-tu vraiment sûr que tes considérations creuses intéressent nos lecteurs au point de te sentir obligé de poster deux fois le même commentaire ? Je te rappelle une petite règle d'arithmétique :2 X 0 = 0 Anton
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A
Si vous cherchez une méthode, une technique pour vous rendre compte de votre propre connerie, ne faites-vous pas comme toutes ces personnes qui recherchent de l'aide à l'extérieur pour se connaître elle-même ? C'est là tout le business du new-age et des religions, des psychologues ou autres avatars du développement personnel.Ce mouvement de recherche d'une technique ou d'une méthode à l'extérieur n'est-il pas en soi le mouvement de la connerie ?
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A
"On peut sortir n'importe quel sujet, et hop, t'as une énorme connerie à sortir illico presto.Il y a une formation spéciale à suivre, des cours du soir, une gymnastique d'esprit particulière, des exercices quotidiens ?"Monsieur, De manière générale, l'on repère toujours la connerie à l'extérieur, et ainsi l'on projette bien volontiers ce concept aux consonances désagréables sur les autres ou sur certaines personnes particulières qui éveillent en nous ce sentiment, ou cette impression.Mais bien plus difficile est de repérer sa propre connerie, ce qui demande de l'humilité et de l'attention, mais également d'avoir compris et mis fin à l'orgueil, en soi, ce sentiment d'être supérieur, au-dessus des autres...etc. Car si l'on arrive à repérer la connerie chez les autres, c'est qu'inévitablement cette connerie est également présente en soi, et qu'on en a déjà fait l'expérience pour soi-même. Sinon, il ne s'agirait là que d'un concept et d'une abstraction sans aucun lien direct avec le vécu réel, c'est-à-dire une simple illusion.Enfin, exploiter les autres, percevoir les relations humaines sous une forme de marchandage, l'envisager uniquement dans son rapport à l'argent, à ce qu'elle peut nous rapporter ou nous faire perdre, n'est-ce pas déjà en soi une forme d'ignorance, de bêtise, ou pour ainsi dire de connerie ?
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A
"On peut sortir n'importe quel sujet, et hop, t'as une énorme connerie à sortir illico presto.Il y a une formation spéciale à suivre, des cours du soir, une gymnastique d'esprit particulière, des exercices quotidiens ?"Monsieur, De manière générale, l'on repère toujours la connerie à l'extérieur, et ainsi l'on projette bien volontiers ce concept aux consonances désagréables sur les autres ou sur certaines personnes particulières qui éveillent en nous ce sentiment, ou cette impression.Mais bien plus difficile est de repérer sa propre connerie, ce qui demande de l'humilité et de l'attention, mais également d'avoir compris et mis fin à l'orgueil, en soi, ce sentiment d'être supérieur, au-dessus des autres...etc. Car si l'on arrive à repérer la connerie chez les autres, c'est qu'inévitablement cette connerie est également présente en soi, et qu'on en a déjà fait l'expérience pour soi-même. Sinon, il ne s'agirait là que d'un concept et d'une abstraction sans aucun lien direct avec le vécu réel, c'est-à-dire une simple illusion.Enfin, exploiter les autres, percevoir les relations humaines sous une forme de marchandage, l'envisager uniquement dans son rapport à l'argent, à ce qu'elle peut nous rapporter ou nous faire perdre, n'est-ce pas déjà en soi une forme d'ignorance, de bêtise, ou pour ainsi dire de connerie ?
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B
@luc+marchauciel :"On peut sortir n'importe quel sujet, et hop, t'as une énorme connerie à sortir illico presto."Faudrait voir à monétiser ça, ya du potentiel."Il y a une formation spéciale à suivre, des cours du soir, une gymnastique d'esprit particulière, des exercices quotidiens ? "Lire Agoravox ?
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L
"<br /> L'athéisme comme les religions organisées oeuvrent pour le maintien des illusions collectives.En se positionnant en réaction aux dogmes et concepts inventés par les religions organisées, comme celui de 'Dieu', qui est un concept occidental, l'athéisme, non seulement les renforce, mais se situe au même niveau qu'eux. "Aurélien, vraiment, tu m'épates.On peut sortir n'importe quel sujet, et hop, t'as une énorme connerie à sortir illico presto.Il y a une formation spéciale à suivre, des cours du soir, une gymnastique d'esprit particulière, des exercices quotidiens ? Essayons avec un autre sujet : "Les grecs de l'Antiquité faisaient de très jolies statues"....Aurélien ?
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A
Qu'est-ce qu'un esprit dit "religieux" ?Un texte d'Abolab:http://www.agoravox.fr/actualites/societe/article/qu-est-ce-qu-un-esprit-dit-56154
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A
L'athéisme comme les religions organisées oeuvrent pour le maintien des illusions collectives.En se positionnant en réaction aux dogmes et concepts inventés par les religions organisées, comme celui de 'Dieu', qui est un concept occidental, l'athéisme, non seulement les renforce, mais se situe au même niveau qu'eux.
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S
Les religions constituent, selon les critères de Claude Lévi-Strauss "un fait de culture universel". Je vais plus loin: les religions sont le produit d'un fait de nature, l'aptitude au langage, donc à la pensée et à sa mise en commun, sous forme de commentaires, de transmission (des souvenirs des anciens vers les jeunes), d'interprétations des phénomènes observés et subis.Deux utilisations de la pensée me paraissent déterminantes: l'individu ne peut "se" penser mort: le dualisme "corps et âme" en est la suite logique, et l'animisme(survie des esprits) est la première forme de religiosité, caractérisée par les rites funéraires.La deuxième est l'interprétation des phénomènes catastrophiques qui frappent le groupe humain, qui s'est doté de règles de convivialité, de définitions du bien et du mal, de respect et de transgression de ces règles*. La culpabilité, désignée, et ressentie, est corrélative de l'humanisation.Les ingrédients d'une religion sont disponibles: un phénomène subi par le groupe sera attribué à une faute du groupe, suscitant la colère des ancêtres, et appelant à des rites de contrition visant à les apaiser.Les étapes du développement du phénomène religieux est connu: panthéisme, polythéisme, monothéisme. Il ne peut pas aller plus loin! Sa contestation par le matérialisme se fait de plus en plus forte (elle a commencé dès l'antiquité, en fait).Il persiste cependant la culpabilité, volontiers projetée sur "l'autre", et source de "croyances" paranoïaques. La croyance en la culpabilité de l'humanité (tous les autres sauf moi) est poussée par un vent favorable.S'il y a, dans notre culture, au moins, un affaiblissement des religions et de la confiance placée en elles, le "mode de penser" religieux est coriace et s'investit autrement, ce qui le rattache à la "nature" humaine.*La "morale" est "naturelle" avant d'être récupérée par les religions. Elle constitue le catalogue des règles du "vivre ensemble", assurant la meilleure cohésion possible du groupe. La longueur du catalogue suit la dimension du groupe. À ses débuts, elle n'est pas universelle. Elle ne s'applique pas aux non-membres du groupe. 
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