Ayons un peu plus de mémoire que l’eau !
Le Prix Nobel de médecine 2008 a donc été attribué à Luc Montagnier et Françoise Barré-Sinoussi pour leur découverte du VIH , et à Harald zur Hausen d’autre part pour la découverte du rôle des papillomavirus humains dans le cancer de l’utérus. Il semblerait que certains s’intéressent moins à l’événement et aux perspectives de la lutte contre le SIDA qu’à une curieuse conférence donnée par Luc Montagnier en Octobre 2007 à Lugano, et qui était passée largement inaperçue.
Cette conférence était organisée (1) par l’Association Jacques Benvéniste pour la recherche, Jacques Benvéniste étant l’auteur aujourd’hui disparu de la théorie de la mémoire de l’eau qui semblait donner un fondement scientifique à l’homéopathie : Jacques Benvéniste prétendait avoir découvert qu’ une solution d’un anti-corps (l’ Anti-IgE) dilué à 18 CH (2), c’est-à-dire à des niveaux tels que la solution ne comporte plus une seule molécule du produit, conservait la propriété de l’anticorps de faire « dégranuler » les basophiles (des globules blancs) . L’affaire Benvéniste a vite été démystifiée, les résultats en situation de contrôle ne purent jamais être reproduits (3), et la revue Nature qui avait publié l’article de Benvéniste dut, chose rarissime, retirer son article.
Jacques Benvéniste persista dans son erreur et eut beau jeu de revêtir les habits du savant incompris et du Galilée persécuté, mais rapidement il n’y eut plus grand monde pour prendre au sérieux sa mémoire de l’eau. On retrouve bien sur le site des Laboratoires Boiron des allusions de Jean-Marie Pelt aux « trous blancs » de l’eau évoqués par Benvéniste qui conserveraient le signal électromagnétique des substances qu’elles accueillent. Hypothèse fantaisiste et inutilement coûteuse pour expliquer des phénomènes d’efficacité des dilutions homéopathiques qui n’ont de toute façon jamais été mis en évidence (4) .
Si le succès de cette pseudo-médecine (5) continue de toute façon auprès d’un public peu habitué à demander des preuves scientifiques, la reconnaissance de la validité scientifique ne serait sans doute pas indifférente pour les laboratoires qui fabriquent cette poudre de Perlin Pimpin et l’ensemble des praticiens qui pratiquent l’homéopathie et au-delà, des médecines « parallèles ».
Il n’est donc pas étonnant que la conférence de Luc Montagnier à Lugano ait été ressortie des archives peu de temps après sa nobélisation pour des travaux qui n’ont strictement rien à voir avec ses spéculations sur la mémoire de l’eau. Car cette conférence était bel et bien dédiée à Jacques Benvéniste, et selon Montagnier : « Cette conférence est un hommage à Jacques Benveniste, qui était un de mes collègues. Au début, je ne l'ai pas suivi dans ses percées tout à fait nouvelles mais il se trouve que mes travaux sur le virus du SIDA ont conduit à me rapprocher de ses idées ». Et le médecin de prétendre qu’il a constaté que lorsque du sang infecté était filtré de telle façon que plus aucune bactérie ni virus ne pouvait subsister dans la solution, certaines structures vivantes réapparaissaient spontanément après une vingtaine de jours. Autre découverte aussi surprenante : ces bactéries et virus qui émettent des signaux électromagnétiques dans le milieu... alors qu'ils en ont été extraits ! Etonnantes, ces découvertes détaillées par la prix Nobel , qui lui font dire que "l'information génétique peut-être transmise de l'ADN à quelque chose qui est dans l'eau". "Ceci est un pas de plus dans la science fiction. Je crois que Jacques Benveniste avait beaucoup d'idées très audacieuses. Moi, je suis un peu son tracé" a-t-il conclu.
Il faut s’attendre à entendre régulièrement citer le nom de Luc Montagnier pour sa contribution à … la réhabilitation de la mémoire de l’eau. Ca n’a d’ailleurs pas manqué dans l’émission de France 3 lundi 2 février (5), où l’homéopathe de service s’est empressée de citer le professeur, sans oublier de rappeler son prix Nobel !
Ceux qui se réclament de sciences « alternatives » en général opposées à la « science officielle » n’hésitent pas à utiliser le prestige on ne peut plus officiel d’un prix Nobel quand ça les arrange.
Il est pourtant évident qu’en aucun cas, le fait d’avoir eu le prix Nobel ne donne en soi du crédit aux propos tenus dans cette conférence, pas plus à l’inverse que ces propos ne devraient ternir les travaux pour lesquels Luc Montagnier a obtenu sa reconnaissance.
A ma connaissance, Luc Montagnier n’a rien publié sur ses « découvertes », il s’est contenté de faire une conférence devant les amis de Jacques Benvéniste, ce qui explique l’absence de réaction dans la communauté scientifique.
Sa façon d’agir a de quoi laisser perplexe, car s’il est vraiment convaincu de la validité de ses résultats extraordinaires, la moindre des choses serait de les soumettre au jugement de ses pairs plutôt que de rechercher la reconnaissance auprès d’associations acquises à la cause d’un « martyr » comme l’Association Jacques Benvéniste pour la recherche, présidée par les 3 fils de ce dernier.
Le seul critère qui permettrait de valider les résultats annoncés par Montagnier, c’est la reproductibilité de ses expériences. A défaut et tant que cela n’est pas le cas, il est non seulement logique mais sain de les tenir pour faux, d’autant plus qu’ils vont à l ‘encontre de ce qui est jusqu’à présent tenu pour vrai par la science car amplement confirmé par l’expérience.
Or les propos tenus par Montagnier sur les travaux de Benveniste à propos de la mémoire de l’eau sont pour le moins surprenants : « [les résultats] étaient exacts mais difficilement reproductibles ». Comment qualifier des résultats d’exacts s’ils sont difficilement reproductibles, en fait non reproductibles dans le cas de ceux de Benvéniste ? Luc Montagnier arguera-t-il la même chose des siens ? Est-on censé croire sur parole quelqu’un qui met en avant des résultats a priori incroyables mais qu’ « on peut difficilement reproduire » ?
D’autant plus incroyables que les propres découvertes de Montagnier iraient même au-delà des postulats de la mémoire de l’eau : il y aurait les signaux électromatiques émis par des virus et bactéries dans des solutions dont ils auraient disparu, ce qui est typiquement « benvénistique », mais en plus, « lorsque du sang infecté était filtré de telle façon que plus aucune bactérie ni virus ne pouvait subsister dans la solution, certaines structures vivantes réapparaissaient spontanément après une vingtaine de jours ».
Jusqu’à présent, on avait évoqué à propos de la mémoire de l’eau des capacités à enregistrer des messages physico chimiques, mais là on est dans la surenchère : il s’agit carrément d’une regénération spontanée d’organismes vivants !
Vous qui doutiez de la réalité de la résurrection du Christ, le professeur Montagnier vous expliquera peut-être enfin le mystère , et vous conseille de ne pas jeter l’eau de votre dernier bain dans le cas où vous vous sentiriez passer l’arme à gauche.
Ces dernières années, avant de recevoir la consécration suprême voir ses travaux sur le virus du SIDA , Luc Montagnier a adopté une attitude et un discours public qui ne brillent pas vraiment par leur originalité, en signant par exemple l’appel de Dominique Belpomme (7). Selon des déclarations récentes (8), « la biologie moléculaire n’explique pas tout » (certes !). par contre « Certains phénomènes, comme l'homéopathie, restent mystérieux. » . Phénomènes effectivement très mystérieux , mais lui n’en doute visiblement pas , donnant au passage un aperçu de sa méthode actuelle: « Je pars d'observations, pas de croyances. Certaines choses nous échappent encore, mais je suis convaincu qu'on saura les expliquer de la manière la plus rigoureuse. Encore faut-il pouvoir mener des recherches à ce sujet ! Si l'on commence par nier l'existence de ces phénomènes, il ne se passera rien. » Or il ne s’agit pas de nier leur existence, mais d’exiger de ceux qui affirment leur existence d’en fournir la preuve !
« Le stress oxydant est un symptôme dont il faut rechercher les causes, mais qui par lui-même favorise certaines maladies. Il vaut donc mieux le corriger, et cela est relativement facile, notamment à partir d'extraits de plantes. De nombreux médicaments en sont issus et les plantes sont les meilleures chimistes de la Terre. Il ne faut pas tout rejeter de l'expérience de nos anciens, mais l'associer à la médecine moderne qui nous a permis de gagner trente ans d'existence. En Chine, les deux médecines, traditionnelle et occidentale, cohabitent. C'est peut-être ce que nous pouvons envisager dans le futur. » Les plantes, (dont sont effectivement extraits de nombreux médicaments, là n’est pas la question), l’expérience des anciens , dont on se demande bien combien d’années d’existence elle ajouterait aux trente ans que la médecine moderne nous a permis de gagner , et l’inévitable couplet sur la médecine traditionnelle et occidentale qui cohabitent en Chine….Tout y est !
Espérons que l’homme qui reconnaît « [avoir] la chance d'avoir pu faire [s]es preuves dans la «grande science» en particulier dans l'identification du virus du sida » , sera encouragé par son prix Nobel à poursuivre dans la « grande science » , lui qui déclare « Je me sens libre d'explorer de nouveaux domaines et d'en dériver des concepts originaux, même s'ils prêtent à controverse ».
Certes, si ses prétendues découvertes (ou redécouvertes des principes de Benvéniste) devaient être vérifiables, elles pourraient peut- être lui valoir un deuxième Prix Nobel . Mais j’ai comme l’impression qu’on risque d’attendre longtemps avant que ces expériences « difficilement reproductibles » aient un début de crédibilité, à part pour les promoteurs de ce qui reste jusqu’à preuve du contraire des pseudo-médecines.
Anton Suwalki
Notes :
(1) http://jacques.benveniste.org/Benveniste-conference-Lugano-POSTER.pdf
(2) CH= centésimale hahnemannienne, unité de dilution de l’homéopathie. A partir environ de 12 CH, il ne reste plus de molécules actives dans la solution.
(3) Lire à propos de l’affaire de la mémoire de l’eau :
http://www.charlatans.info/memoiredeleau.shtml
http://www.unice.fr/zetetique/articles/HB_memoire_eau_1.html
http://www.unice.fr/zetetique/articles/HB_memoire_eau_2.html
http://www.unice.fr/zetetique/articles/HB_memoire_eau_3.html
(4) voir à ce sujet l’étude de 2005 du Lancet et l’éditorial de la revue traduit dans SPS : http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article462
(5) L’hypothèse d’une mémoire de l’eau, qui aboutirait à une remise en cause des lois de la physique si elle était vérifiée , ne suffirait cependant pas à valider à elle seule l’édifice théorique folklorique de l’homéopathie (principe de similitude , « bienveillance » de l’eau etc…)
http://imposteurs.over-blog.com/article-13767675.html
http://www.pseudo-medecines.org/articles.php?lng=fr&pg=9
(6) "Se soigner autrement : vos questions, nos réponses". Émission présentée par Marina Carrère d'Encausse et Michel Cymes , et à laquelle participait Jean Brissonet fondateur du site pseudo-médecines et auteur de Pseudo-médecines : un serment d’ hypocrites .
http://www.book-e-book.com/index.asp?sessionID=492967233&fx=2&p_id=18
(7) Le site de l’ARTAC fondée par (et pour ?) Dominique Belpomme. Celui-ci s’est largement discrédité à propos de son rapport sur la situation sanitaire aux Antilles .
http://www.artac.info/static.php?op=Accueil.txt&npds=1
http://www.agriculture-environnement.fr/spip.php?article210&decoupe_recherche=Belpomme
Pour mieux apprécier les méthodes de ce grand amateur de caméras, ce passage à propos de l’étude Karu Prostate menée en Guadeloupe sur le lien possible entre pesticides et cancers de la prostate:
« Autre exemple, le lien supposé entre le chlordécone et le cancer de la prostate : le Pr Belpomme critique l'étude Karu-Prostate en cours en Guadeloupe, diligentée par une dizaine d'équipes de recherche françaises et étrangères. Le choix de cette île, des zones géographiques, de la méthodologie épidémiologique, des types de prélèvements ne lui conviennent pas. « Non seulement les chiffres avancés par ce médecin pour l'incidence vie entière du cancer de la prostate de ces populations sont totalement faux, mais il se permet d'apprécier en jugeant sur des protocoles dont il ignore le contenu exact, des études en cours. Sans avoir eu aucun contact avec l'un des investigateurs », répond Luc Multigner (U465 Inserm Rennes), un des responsables de l'étude Karu-Prostate ».
(8) http://ouvertures.mywebnewsletter.be/public/newsletters/view_nsl.asp?nsl_id=31&nsldet_id=162