Lire Sokal et Bricmont (2ème partie)
2. Quand un sociologue revisite la théorie de la relativité pour la faire coller à ses dadas
Si un regard critique sur l’activité de production de connaissances scientifiques est éminemment utile, il paraît évident que ceux qui peuvent apporter ce regard historiens, sociologues,
philosophes des sciences, ne peuvent le faire qu’en ayant acquis une maîtrise minimum de leur sujet, et le soucis de ne pas détourner, réinterpréter les lois découvertes par les sciences pour
leur faire dire autre chose, les réinterpréter afin qu’elles collent à leurs propres théories sociologues philosophiques ou autres…
L’examen des thèses sur la théorie de la relativité de Bruno Latour ou d’Henri Bergson, par exemple, montre que c’est loin d’être toujours le cas. Nous nous concentrerons sur Bruno Latour dans la mesure où c’est un contemporain et que certains de ses écrits fleurent bon le post-modernisme qui nous préoccupe.
Bruno Latour prétend, après une lecture soit superficielle soit tendancieuse (soit les deux) de l’ouvrage de vulgarisation d’Einstein sur la relativité voir une confirmation de sa thèse favorite selon laquelle « le contenu d’une science est social de part en part », ce qu’honnêtement, aucun lecteur qu’il soit candide ou physicien confirmé ne soupçonnera à la lecture de La relativité. Il n’y a pas une ligne de La relativité qui suggère une quelconque implication sociale de la théorie . Celle-ci s’attache notamment à décrire des faits parfaitement objectifs et vérifiés expérimentalement .
Après avoir rappelé de manière très pédagogique des notions de base, telles que les systèmes de référence munis de coordonnées spatiales et temporelles , sans recourir à des équations rebutantes pour bien des lecteurs, Sokal et Bricmont pointent les erreurs manifestes d’interprétation de Latour.
« Tout d’abord,il (Latour) semble penser que la relativité traite de position relative (plutôt que de mouvement relatif) des 2 systèmes de référence (…). Mettons que ce soit dû à un manque de précision dans le style de Latour Une deuxième erreur qui nous semble plus importante mais qui est indirectement reliée à la première, est la confusion apparente entre les concepts de systèmes de référence en physique et d’acteurs en sémiotique » :
Citation de Latour : « Comment décider si une observation faite dans un train à propos d’une pierre qui tombe peut être amenée à coïncider avec une observation faite sur la même pierre à partir du quai ? S’il n’y a qu’un ou même deux systèmes de référence aucune solution ne peut être trouvée. […] La solution d’Einstein est de considérer trois acteurs , l’un dans le train , l’autre sur le quai et un troisième, l’auteur ou l’un de ses représentants, qui essaient de superposer les observations codées qui sont envoyées par les deux autres ».
« En fait (remarquent Sokal et Bricmont ), Einstein ne considère jamais trois systèmes de référence; les transformations de Lorentz permettent d’établir une correspondance entre les coordonnées d’un événement dans les deux systèmes de référence différents, sans jamais devoir passer par un troisième (souligné par moi). Latour semble penser que ce troisième système est dune grande importance d’un point de vue physique, puisqu’il écrit dans une note :
« La plupart des difficultés liées à l’histoire ancienne du principe d’inertie sont reliées à l’existence de seulement 2 systèmes de référence. La solution est toujours d’ajouter un troisième système qui récolte les informations envoyées par les deux autres. »
Non seulement (remarquent Sokal et Bricmont ) Einstein ne mentionne jamais un troisième système de référence, mais dans la mécanique de Galilée et de Newton, à en parlant de l’ « histoire ancienne du principe d’inertie » , ce troisième système n’apparaît pas non plus ».
Non seulement, en effet la nature des difficultés de la mécanique classique résolues par la théorie de la relativité paraisse très loin de celles que lui prête Bruno Latour, le principe d’inertie n’étant pas franchement remis en cause par la théorie de la relativité, mais une relecture de La relativité convaincra aisément le lecteur qu’à aucun moment, il n’existe pas la moindre ligne , qui suggèrerait, même de manière équivoque, la nécessité d’un troisième système de référence.
Reprenons l’exemple de Latour de la pierre qu’on fait tomber du train en mouvement. Il s’agit d’un des exemples donnés par Einstein dans son introduction de « La relativité« .
La trajectoire de celle-ci , c’est-à-dire la succession de ses coordonnées spatiales dans le temps, décrit une ligne droite pour l’observateur du référentiel train (abstraction faite de la résistance de l’air), tandis qu’elle décrit une parabole pour l’observateur situé sur le quai. Les deux trajectoires correspondent à un seul phénomène physique , mais les deux trajectoires sont aussi vraies l‘une que l‘autre.
-Non seulement point n’est besoin d’un 3ème système de référence pour soi-disant « superposer les observations codées qui sont envoyées par les deux autres » : il existe tout simplement des équations de passage d’un système à l’autre (Lorentz), pas très compliquées !…
- …Mais un 3ème système de référence ne ferait que compliquer les choses, : il ne ferait qu’enregistrer une troisième observation, et en aucun cas ne permettrait de trancher les « conflits d’observations» dans les deux premiers systèmes.
Comment peut-on expliquer que Bruno Latour se méprenne et déforme à un tel point la théorie de la relativité ?
Il semble déjà que le sociologue, pressé de confirmer sa théorie de la science « sociale de part en part » (niant donc l’entreprise de production de connaissance objective qu’elle vise, et elle y arrive parfois et même souvent) ait mal compris les fictions pédagogiques d’Einstein, et pour les prendre au pied de la lettre !
(Sokal et Bricmont) : « Dans le même esprit Latour insiste beaucoup sur le rôle d’observateurs humains, qu’il analyse en termes sociologiques. Il invoque la soi-disant obsession d’Einstein » (…)
(Latour) : « pour le rapport d’information à travers des transformations sans déformations; sa passion pour la superposition précise sans déformation; sa panique à l’idée que des observateurs puissent trahir, puissent conserver des privilèges, et envoyer des rapports qui ne puissent pas être utilisés pour étendre nos connaissances. (..) La capacité qu’ont les observateurs délégués d’envoyer des rapports que l’on peut superposer est rendue possible par leur totale dépendance et même par leur stupidité. La seule chose qu’on leur demande est d’observer attentivement et avec obstination les aiguilles de leurs horloges pour la liberté et la crédibilité de l’énonciateur. »
Il y a de quoi rester perplexe ! Cette capacité à broder et à raconter une belle histoire où il est question de trahison, de stupidité, de liberté et de crédibilité pourrait être saluée s’il s’agissait d’exercice littéraire . Mais l’auteur ne prétend pas faire de la littérature, mais de la sociologie des sciences.
Sokal et Bricmont remarquent que les « observateurs » en question peuvent très bien être de simples horloges coordonnées (ou des particules accélérées), et on voit tout l’intérêt de cette méditation…. De plus, contrairement à ce qu’a compris Latour, aucun système de référence ne joue un rôle privilégié, « mais surtout l’auteur (Einstein) n’existe pas dans la situation qu’il décrit (S.B)».
Les interprétations de Latour deviennent franchement comiques lorsque la relativité devient pratiquement le théâtre de la lutte des classes ! Accrochez-vous !
« C’est seulement lorsque le gain de l’énonciateur est pris en compte entre relativisme et relativité révèle une signification plus profonde. C’est l’énonciateur qui a le privilège d’accumuler toutes les descriptions de toutes les scènes auxquelles il a délégué des observateurs. Le dilemme ci-dessus revient à une lutte pour le contrôle des privilèges, pour discipliner les corps dociles, comme aurait dit Foucault (..).
Ces combats contre les privilèges en économie ou en physique sont littéralement et pas métaphoriquement les mêmes».
Cette façon d’assimiler la théorie de la relativité à la structure sociale dans laquelle elle a été énoncée est bien sûre absurde. La physique décrit des lois de la nature qui s’imposeraient aussi bien à des extra-terrestres qu’aux humains, aussi bien aux hommes préhistoriques (même s’ils les ignoraient) , aux hommes de la société féodale qu’aux hommes vivant dans une société capitaliste et aucune révolution sociale ne changeraient ces lois. Et si l’humanité venait à disparaître , elles continueraient encore à s’appliquer.Non seulement Les « combats contre les privilèges en économie ou en physique » ne sont pas littéralement les mêmes, mais ils ne le sont même pas métaphoriquement : parler de privilèges en physique n’a aucun sens.
A quoi peut bien servir l’analyse totalement fantaisiste de Bruno Latour ? Dans les conceptions de celui-ci, la sociologie des sciences n’a pas pour objet de fournir un éclairage sur la science . Celle-ci semble plutôt être une matière première qu’on déforme et transforme à sa guise pour pondre une théorie sociologique.Quelle importance dans ces conditions, de comprendre réellement les lois scientifiques qu’on interprète ?
(Latour) « Les opinions des scientifiques sur les « sciences studies » n’ont pas beaucoup d’importance . Les scientifiques sont les informateurs dans nos investigations sur la science, et pas nos juges. La vision que nous développons de la science ne doit pas ressembler à ce que les scientifiques pensent de la science »(*).
Remarque de Sokal et Bricmont :
« On peut être d’accord avec la dernière phrase. Mais que penser d’un « investigateur » qui ne comprend pas ce que lui disent ses informateurs ? »
En effet ! Mais on se demande même si les 2 auteurs ne pêchent pas là par excès d’indulgence . Certes l’ « investigateur » Latour ne comprend pas la théorie qu’il commente, mais a-t-il véritablement cherché à le faire, la réalité de la théorie a-t-elle la la moindre importance dans la démarche des « sciences studies » telles que résumées plus haut (*) ? L’imposture intellectuelle paraît encore plus grande si elle ne relève pas d’une simple incompréhension de la théorie, mais d’une démarche qui se moque d’emblée de ce que peut vouloir dire la théorie, ce que semble confirmer les réactions de Bruno Latour suite à la publication d‘Impostures intellectuelles,nous y reviendrons.
Mais au fait , à quoi et à qui peut bien servir la sociologie des sciences versus Latour ? Certes pas aux physiciens condamnés à la schizophrénie s’ils veulent « comprendre » leur théorie à la manière de Latour. Aux sociologues alors ?
Sokal et Bricmont donnent la réponse :
« Latour a-t-il appris quelque chose de la théorie de la relativité qui soit « transférable » à la société ?
D’un point de vue purement logique,la réponse est clairement non : la théorie de la relativité en physique n’a aucune implication en sociologie.Imaginons que demain une expérience du CERN que la relation entre la vitesse et l’énergie d’un électron est légèrement différente de celle prévue par Einstein. Cette découverte provoquerait une révolution en physique. Mais en quoi obligerait-elle le moins du monde les sociologues à changer leurs théories sur le comportement humain ? »
Ils soulignent que la relation entre relativité et sociologie est au mieux au niveau de l’analogie, mais que l’utiliser ainsi ne serait guère opportun, dans la mesure où les collègues sociologues de Latour en majorité ne maîtrisent vraisemblablement pas la théorie . De toutes façons, Latour a précisé que l’emploi qu’il en faisait n’était pas métaphorique !
Conclusion : La thèse de Latour sur la relativité ne veut rien dire pour les physiciens, et n’apprendra rien aux sociologues. Et si, tout simplement, ça n’était que du vent derrière un discours pseudo-savant ?
Anton Suwalki