« Science prolétarienne » (1): à propos du commentaire de Gilles Questiaux
Je n’ai pas trop eu le temps ces derniers jours de participer au débat qu’a ranimé l’intervention de Gilles Questiaux sur l’article « Où le PCF veut-il en venir avec les OGM (de Gilles Mercier) » mais je voulais répondre sur le point de la « science prolétarienne ».
Je souhaite que le débat reste amical et qu’on évite les malentendus , comme celui généré par la formule de Gilles par rapport à Freud « un auteur qu'Hitler a brûlé ne peut pas être complètement mauvais » .L’intention de Gilles n’était visiblement pas de ranger les détracteurs du Freud (dont je suis) dans le camp du nazisme, comme l’a compris un peu hativement Canardos. Cela dit , le raisonnement de Gilles est très moyen sur cette question. Les ennemis de mes ennemis sont mes amis, c’est une théorie qui atteint très vite ses limites. Ca n’est pas parce que Hitler considérait Freud comme un représentant de la « science juive » que ça valide une seule hypothèse de Freud sur les mécanismes du psychisme. Je trouve aussi très moyen : « La haine de Freud est comparable à la haine de Marx et à la haine de Darwin : s'y exprime la blessure narcissique du moi bourgeois-universitaire qui pousse des cris d'indignation pour se prouver à soi même sa liberté. » C’est un truc vieux comme Freud lui-même : vous résistez à mon analyse, c’est la preuve que je dis vrai.
Pour revenir sur la science « bourgeoise » ou « prolétarienne » , on est soulagé d’entendre confirmer que Lyssenko était un charlatan et un faussaire. Mais rassurés Parce que lorsqu’on lit que ça n’est pas l’idée que la science de Lyssenko soit prolétarienne qui pose problème, on se dit qu’il y a des enseignements du stalinisme qui n’ont pas été entièrement tirés.
Je cite « Lyssenko croit aux mêmes critères que les généticiens qu'il fait envoyer au Goulag, il se borne a falsifier les résultats de ses travaux ». Déjà, envoyer des généticiens au goulag, je ne suis pas vraiment convaincu que ça soit très bon pour la science ni pour le socialisme. Je ne vois pas quel dans quel sens cet ignorant pouvait croire aux mêmes critères que les généticiens. Et si bien sûr il a été obligé de falsifier ses travaux, sa fraude diffère tout de même de la fraude classique en science. La différence réside précisémment dans l’habillage idéologique du charlatanisme : la science habillée dans les guenilles prolétariennes (« le professeur aux pieds nus »). Cet habillage idéologique soit à l’origine d’une immense hallucination collective dont les dégats sont inestimables. Pas seulement en URSS, mais dans tous les partis qui lui étaient inféodés.
Les bolchévicks avant Staline, préféraient avoir recours aux « spécialistes bourgeois » , savants, ingénieurs, cadres militaires, politiquement « douteux » à des membres du parti certes « impeccables » politiquement mais incompétents. Ils avaient sans doute mille fois raison par rapport à Staline. Et franchement je ne suis pas sûr de vouloir vivre dans une société où les médecins seraient diplomés en fonction de leur exemplarité communiste, et non de leur compétence médicale (1)!
Cette idéologie, le lyssenkisme, illustre à mon avis la fuite en avant de la couche de parvenus incompétents qui avait le pouvoir dans les années 30 en URSS. Il n’opère pas que dans la biologie et dans l’agronomie, il triomphe partout , et plus particulièrement aux procès de Moscou : les procès truqués se justifient selon Vychinsky par le fait que « l’instinct de classe vaut mieux que mille preuves matérielles » . Si ça n’est pas de l’anti-matérialisme à l’état pur, qu’est-ce ?
Quand Gilles Questiaux dit : « la science prolétarienne pourrait différer de la science bourgeoise (je compte bien moi qu'elle en différera!) » , désolé mais Gilles devrait nous expliquer en quoi elle pourrait différer, et comment on pourrait définir une « science prolétarienne » dont la nature diffèrerait du lyssenkisme. Qu’il me démente si je me trompe, mais la démarche de Marx et Engels se voulait scientifique en ce sens qu’ils entendaient apporter la méthode scientifique dans l’analyse sociale et dans l’étude des conditions de réalisations de l’émancipation sociale, et pas l’inverse : ils n’ont jamais entendu prolétariser la science.
La science a ceci de particulier qu’elle vise à transcender les approches déformées par les préjugés sociaux ,culturels, religieux pour accéder à la connaissance objective, à une réalité qui existe en dehors de notre conscience. Rappelons que ce sont ceux qui nient cela , les solipcistes, qui sont parmi les principales cibles de Lénine dans Matérialisme et Empiriocriticisme. Ce qui ne veut pas dire que les scientifiques y parviennent toujours, étant donné tous les sujets où les préjugés peuvent interférer avec l’approche objectiviste. Ca paraît particulièrement évident lorsque l’objet de l’étude est de nature sociale. Et tout-à-fait d’accord sur le fait que « les chercheurs ne sont pas des esprits purs, dépourvus d'ambition, de projets, de liens d'allégeance, etc. ». Mais ça veut dire par contre que chaque fois qu’on s’éloigne de ce principe, on s’éloigne de de l’activité scientifique de production de connaissances.
Ce qui me frappe, c’est la résurgence actuelle d’une variante du lyssenkisme du côté de mouvements que Gilles Questiaux qualifie sans doute de petits bourgeois : certes la terminologie a évolué en même temps que la langue de bois, et il n’est plus question de science prolétarienne, mais de science citoyenne. Je ne sais pas exactement comment Gilles se situe sur ce sujet, en tant que membre d’un courant oppositionnel du PCF, par contre je vois bien le suivisme de son parti à l’égard de ses mouvements. La science « citoyenne », « indépendante » etc.., c’est pour moi de la foutaise idéologique de la même veine que le lyssenkisme. Le goulag en moins, les obscurantistes « modernes » rêvant plutôt de restaurer les bûchers de l’inquisition pour y brûler les savants (2). Il est vrai que l’ignorance dispose rarement d’autres moyens que la brutalité pour trancher ce qui est vrai. Peut-on savoir quelle opinion Gilles Questiaux exacte se fait de l'idéologie de la "science citoyenne" ? De son côté, Gilles Mercier , également membre du PCF et (à ma connaissance) oppositionnel, semble avoir une opinion claire et tranchée là-dessus, comme sur le lyssenkisme et la « science prolétarienne ».
Anton Suwalki
Il va de soi que Gilles Questiaux peut répondre aussi longuement qu'il le souhaite à cette interpellation. Je tiens à préciser que ceci n'est pas une démarche hostile .S'il le désire, il peut nous envoyer une réponse par messagerie que nous publierons en article, sous une forme plus lisible que celle des commentaires.
Notes :
(1) Ce qui me fait penser à une petite anecdote désopilante à propos de la science prolétarienne version roumaine rapportée dans « Les précheurs de l’Apocalypse » de Jean Kervasdoué. Sous le régime ubuesque de Nicolas Caucescu, le Génie des Carpates, sa femme Elena, quasi analphabète, avait été promue au rang d’agrégée de philosophie et était membre de l’académie des sciences ! Un jour qu’on l’interrogeait sur la loi de la pesanteur, celle-ci aurait répondu : « La pesanteur, je ne sais pas, moi, je suis la scientifique, mais pour les lois, voyez ça avec mon mari, c’est lui le juriste ».
(2) http://imposteurs.over-blog.com/article-15991268.html