La fillette, le boursier et l’astrologue
L’autre jour en écoutant distraitement la chronique boursière à la radio, je me suis rappelé une anecdote amusante rapportée dans un livre co-écrit par Georges Charpak et Henri Broch qui est devenu un grand classique de la littérature zététique:
« (…) Nous avons appris à l’occasion de la semaine de la Science en Grande-Bretagne qu’une superbe expérience de prévision boursière avait eu lieu : une fillette de 4 ans a fait mieux qu’un spécialiste boursier et qu’une astrologue !» (Devenez sorciers, devenez savants, éd Odile Jacob)
Étrange, non ? Comment expliquer cela ?
Même si l’Histoire est riche de talents étonnamment précoces, on écartera d’emblée l’hypothèse qu’une petite fille de 4 ans épluche quotidiennement la presse financière , les bilans et les comptes de résultat des sociétés côtés en Bourse, synthétise les perspectives des marchés réels, monétaires et financiers pour faire des choix d’investissements boursiers plus pertinents qu’un spécialiste financier dont c’est le métier.
On écartera également, pour des raisons bien comprises par les lecteurs réguliers d’Imposteurs, l’hypothèse que la fillette soit dotée d’un sixième sens qui lui permette de battre les prédictions d’ astrologues qui ne font pas mieux, jusqu’à preuve du contraire, que le hasard. Le hasard aura simplement dans cette expérience avantagé la fillette, qui avait une chance sur 2 de faire mieux que l’astrologue. Le résultat n’est donc pas plus significatif que si l’astrologue avait fait mieux.
Mais le Boursier ! Les maîtres du temple capitaliste ne gèreraient donc pas mieux leurs portefeuilles qu’une fille de 4 ans ? Leur compétence serait donc équivallente à celle d’un astrologue, c’est-à-dire nulle ?
Certes, l’économie n’est pas une science exacte. Mais en théorie, un spécialiste financier est capable d’analyser les résultats et la santé financière d’une société, les marges de progression du marché sur lequel elle évolue et son positonnement sur ce marché : en clair de cerner pour ses clients les acquisitions de titres les plus pertinentes qui devraient garantir des dividendes élevés et dont la valeur devrait augmenter, reflétant la santé économique et financière des sociétés dont ils représentent une part du capital.
Mais les choses ne se passent pas toujours comme ça : Une grande partie des transactions boursières est de nature purement spéculative. Dans cette optique, les titres ne sont pas acquis pour détenir une part du capital destiné à intervenir dans la gestion de l’entreprise cotée et à recevoir en contre partie une rémunération par les dividendes versés. On achète des actions en espérant les revendre ultérieurement à un prix plus élevé. Les choix d’acquisition du spécialiste ne sont plus dictés par l’examen de la valeur objective des titres, mais fondés sur l’anticipation des comportements des autres intervenants du marché : d’où ce comportement parfois typiquement moutonnier des intervenants de Bourse où la hausse d’un titre où des titres d’un secteur entraîne…la hausse. Lorsque gonfle la bulle spéculative, un « expert » boursier achète… parce que les autres achètent. Et il ne peut pas faire autrement parce que les investisseurs qu’il représentent lui reprocheraient de leur faire manquer une opportunité et iraient placer leur fonds ailleurs.
C’est ici qu’on voit que la rationalité individuelle ne se marie pas nécessairement avec la rationalité collective. Lors de l’éclatement de la « bulle technologique » en 2000, les titres des sociétés de nouvelle technologie avaient atteint des sommets qu’on peut qualifier sans exagération d’insensés . La pertinence de la valeur d’un titre s’estime normalement à partir du rapport entre le prix de l’action et le dividende par action, qui reflète la capacité de la société à faire des bénéfices (et à en reverser une part aux actionnaires) : Alors que le rapport courant est de l’ordre de 15, il avait atteint 40 en moyenne pour les entreprises du secteur !
Bien entendu, il y a une fin à tout épisode délirant. Les actions ne peuvent pas monter indéfiniment , parce que la spéculation ne peut pas pomper toutes les ressources monétaires et financières au détriment de l’économie réelle. Mais l’atterrissage ne se fait pas toujours en douceur.
Pour autant, dans la dépression qui suit souvent les périodes d’euphorie, il n’y a pas « des centaines de milliards qui sont partis en fumée », qui justifieraient qu’on vous serre la ceinture, contrairement à ce qu’on entend souvent. Il y a simplement transfert de richesse entre des actionnaires malheureux et d’autres chanceux qui ont vendu leurs titres au plus haut , au bon moment. Malgré cela, la spéculation n’est pas indolore et la Bourse peut entraîner dans sa chute la totalité de l’économie, avec son lot de catastrophes sociales. Ce fut le cas lors du Krach Boursier de 1929. Un tel séïsme ne s’est jamais reproduit depuis, mais la crise asiatique de 1997 avait conduit plusieurs millions de personnes au chômage. Si les banques centrales américaines et britanniques ont volé au secours des banques ayant accumulé les créances insolvables du fait de la bulle immobilière de 2007 et elles-mêmes au bord de la cessation de paiements, on a estimé à deux millions le nombre de ménages américians qui risquaient de perdre leur logement. La reprise « normale » des affaires occulte les drames humains.
Une catastrophe internationale comme celle a suivi la panique boursière de 1929 est-elle possible aujourd‘hui ? Les pays récemment frappés par des crises boursières ou financières se sont relevés assez vite. Bien des choses ont changé depuis les années 30, avec notamment l’intervention systématique des états et des banques centrales pour limiter la casse, même dans les pays où le libéralisme est la doctrine économique officielle. Les prophètes qui pronostiquent l’effondrement économique imminent du capitalisme le faisaient déjà lors des précédentes grandes crises boursières en 1987, 1997, 2000 etc… Ils finiront peut-être par avoir raison. Leur propos ont l’intêret d’une pendule arrêtée qui donne l’heure juste deux fois par jour.
Mais l’examen des mécanismes foncièrement irrationnels de la spéculation financière permettent de comprendre pourquoi, au moins en période agitée, une fillette peut faire des choix pas moinspertinents qu’un expert en Bourse. On pourrait donc lui confier la gestion de nos maigres économies avec autant de confiance pour boursicoter, tandis qu’il paraîtrait peu prudent de lui confier la direction d’une entreprise, d’une banque ou le ministère de l’économie. Pourtant le volume annuel de transactions du Palais Brongniart dépasse de très loin le budget de l’Etat. Tout ça est-il bien raisonnable ?
Anton Suwalki