« La condamnation d'abord ! La motivation ensuite ! »... Malice au Pays des Abeilles, par Wackes Seppi
On pouvait flairer le loup en cette fin juin 2014 quand se déploya une intense campagne médiatique contre les insecticides systémiques (qui pénètrent dans la plante) – plus précisément les néonicotinoïdes et le fipronil – accusés de constituer une menace mondiale pour la biodiversité et les services écosystémiques (entendez par là, notamment, la pollinisation).
Mais on était très loin de percevoir l'énormité du scandale qui vient d'éclater. Des scientifiques se sont mis au service d'une action politique. Des institutions prestigieuses sont éclaboussées par le comportement de quelques-uns.
L'UICN communique bizarrement
Le 24 juin 2014, l'Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) publiait un communiqué dont on retiendra ceci [1] :
« Entreprenant une analyse complète de toute la littérature disponible (800 rapports revus par des pairs), le Groupe de travail sur les pesticides systémiques (Task Force on Systemic Pesticides) – un groupe mondial de chercheurs indépendants affiliés à la Commission de l'UICN de la gestion des écosystèmes et la Commission de l'UICN de la sauvegarde des espèces – a trouvé qu'il y avait des preuves claires de dommages, suffisantes pour déclencher des mesures réglementaires. »
On admirera déjà une emphase suspecte mâtinée de bémols : les chercheurs ont analysé toute la littérature – toutefois la seule publiée dans des revues à comité de lecture... Et, surtout, ils sont indépendants – mais néanmoins « affiliés » à l'UICN.
L'UICN ? Une organisation internationale au statut hybride, revendiquant plus de 1.200 organisations membres dans 140 pays, dont 200 gouvernements ou organisations gouvernementales, et 800 organisations non gouvernementales (les maths semblent un peu approximatives...). Ce n'est certes pas une organisation au militantisme effréné, mais tout de même. Une formidable machine de communication, donc. Un réseau ; et un réseau de réseaux.
Pourtant, elle ne s'approprie pas le travail, ni la conclusion (traduction littérale) :
« Les auteurs suggèrent avec vigueur aux agences de régulation d'appliquer davantage de principes de précaution et de durcir davantage les règlements sur les néonicotinoïdes et le fipronil, et de commencer à planifier leur élimination globale ou au moins commencer à formuler des plans pour une importante réduction de l'échelle mondiale de leur utilisation. »
Étonnante, cette prise de distance ! Car le groupe, bien que décrit dans le communiqué comme étant « affilié[...] », est en fait le sien. En témoigne une autre page de son site, sous le titre : « SSC and CEM joint Task Force on Systemic Pesticides » [2] :
« En mars 2011, un groupe de travail international a été institué dans le cadre de la Commission de l'UICN de la gestion des écosystèmes et la Commission de la sauvegarde des espèces pour réunir les preuves scientifiques nécessaires à l'appui d'une action sur les pesticides néonicotinoïdes, les plus importants des pesticides systémiques actuellement utilisés pour "protéger" plus de 140 espèces cultivées dans 120 pays. »
La finalité du groupe est donc annoncée sans ambages ; ce n'est pas faire de la science, mais fournir des munitions. Admirez aussi les guillemets autour de « protéger »...
Cependant, les objectifs de ce groupe de travail avaient été ciselés, et en quelque sorte corrigés, dans la suite du texte. On trouve notamment :
« 4) lancer une campagne mondiale d'information et de publicité une fois les preuves et l'information disponibles ; et 5) encourager les politiciens à changer les politiques et les évaluations de risques inadéquates, si les preuves scientifiques montrent une nécessité de changement. »
Mais on peut – on doit – considérer que « si les preuves scientifiques... » est une clause de style.
Le lien organique est aussi énoncé on ne peut plus clairement :
« Le groupe de travail se réunit deux fois par an et est dirigé par un comité directeur incluant les présidents du SSC et du CEM [des deux commissions de l'UICN]. »
Manifestement, le communiqué du 24 juin 2014 a fait la part belle à l'« indépendance » des chercheurs.
Pour un familier des manipulations médiatiques, un message d'alerte s'allume à la simple vue de chercheurs se prétendant indépendants ou étant ainsi qualifiés par des tiers ; surtout si les tiers sont actifs dans le « plaidoyer » (« lobbying » étant le gros mot employé pour désigner cette même activité, réelle ou supposée, du « camp » d'en face).
Le Monde de Foucart gobe un joli conte de fées
Ce même 24 juin 2014 paraît notamment un article dans le Monde, sous la signature de... M. Stéphane Foucart. Le titre est sans nuance : « Le déclin massif des insectes menace l'agriculture ».
C'est l'introduction qui doit retenir notre attention. M. Maarten Bijleveld van Lexmond, le président du groupe de travail, raconte que, vers le milieu des années 2000, il s'était inquiété de la disparition des insectes et qu'il avait réuni une douzaine d'entomologistes partageant la même inquiétude en juillet 2009, dans sa maison de Notre-Dame-de-Londres (Hérault). Il est cité :
« Au terme d'une longue journée de discussions, nous avons décidé d'examiner tout ce qui avait été publié dans la littérature scientifique sur les insecticides systémiques dits “néonicotinoïdes” [...] Cette nouvelle génération de molécules, mise sur le marché dans les années 1990, nous semblait être un élément déterminant pour expliquer la situation.»
Cela a l'air d'un conte de fées... auquel M. Foucart a succombé avec délice.
Le groupe de travail crée un site web, sans mention de l'UICN
Alors ? Génération spontanée ou initiée ou drivée par l'UICN. Les deux histoires ne sont pas incompatibles au vu du décalage chronologique. Mais il est extraordinairement gênant de ne pas voir l'UICN mentionnée dans cet article du Monde (la presse anglophone a été plus sérieuse).
Il y a pire. Le groupe a créé un site web [4] : aucune mention de l'UICN dans sa page « About us »... La recherche d'« IUCN » sur le site ne donne rien...
Et comment ces bonnes gens se présentent-elles sur la page d'accueil ?
« Le groupe de travail sur les pesticides systémiques est la réponse de la communauté scientifique aux préoccupations relatives à l'impact des pesticides systémiques sur la biodiversité et les écosystèmes. Son intention est de fournir un aperçu définitif de la science pour étayer un processus de décision plus rapide et amélioré. »
Voyez-vous ça ! Ils ont l'audace de s'affirmer les représentants de la communauté scientifique dans son ensemble ! Et de produire le dernier mot, un « aperçu définitif », sur les « pesticides » (pas seulement les insecticides) systémiques !
Ce site met en lien une série d'articles publiés dans Environmental Science and Pollution Research, une revue au facteur d'impact relativement modeste (2,87), et qui n'est pas exclusivement scientifique. Ils sont introduits dans la revue par un éditorial (curieux...) signé par Maarten Bijleveld van Lexmond, Jean-Marc Bonmatin, Dave Goulson et Dominique A. Noome [5]. Le texte dit que le groupe de travail « conseille » les deux commissions de l'UICN, dissimulant donc les liens organiques. M. Bijleveld van Lexmond donne le groupe de travail comme affiliation... mais avec son adresse personnelle.
La campagne d'abord ! Les articles ensuite !
Disons le simplement : tout cela fait désordre.
Mais il y a aussi le décalage entre le lancement de la campagne de communication, le 24 juin 2014, et la publication des articles scientifiques, dans le courant de l'été.
M. Sylvestre Huet a une explication, qu'on lui a sans nul doute soufflée, sur son blog [6] :
« Ayant mis en place tout un dispositif de communication autour de la date prévue à l'origine, les chercheurs ont décidé de le maintenir, au risque d'affaiblir leur message. »
Traduisons : l'impact de la communication est passé devant la crédibilité scientifique et même médiatique (chez les rares médias sérieux).
Mais il y a une autre question : vraiment ? L'éditorial précité a été reçu par l'éditeur le 13 juin et accepté le 17 juin 2014 (et publié le 23 août). Un autre document a été soumis le 29 avril et accepté seulement le 1er juillet 2014 [7]. Le retard de publication n'est dès lors guère crédible... Ou bien la planification n'a pas été mise à jour. Ou bien...
C'est que le lancement de la campagne a eu lieu lors de la National Pollinator Week états-unienne. Le 20 juin, le Président Obama avait signé un mémorandum présidentiel demandant notamment aux agences gouvernementales concernées d'instituer un groupe de travail et d'élaborer une stratégie nationale sur la santé des pollinisateurs [8].
Il fallait donc prendre date !
Les ministres britanniques devaient aussi examiner à la même époque la possibilité d'accorder une dérogation pour les semences de colza traitées aux néonicotinoïdes [9]. Surtout que les agriculteurs avaient subi des dégâts importants lors de la campagne en cours, avec des problèmes de lutte [10].
Une autre raison de prendre date !
Peut-on faire preuve de mauvais esprit et souligner que cela a permis de déployer la campagne de communication sans que l'on ait eu la possibilité d'en vérifier la validité scientifique ? La Crop Protection Association n'a pas mâché ses mots [11] :
« Il est très préoccupant que des allégations aussi graves soient faites sans que l'on ait permis de voir les éléments de preuve à leur appui, et que l'on ait donc empêché un examen objectif et indépendant. »
Mais que veulent-ils donc ?
Des « allégations aussi graves » ? Il y a le canal A des publications scientifiques, à caractère durable, et le canal B de la communication, par essence jetable.
Canal A, les « Conclusions of the Worldwide Integrated Assessment on the risks of neonicotinoids and fipronil to biodiversity and ecosystem functioning » (traduction littérale) [12] :
« Les auteurs suggèrent aux agences de régulation d'envisager d'appliquer les principes de prévention et de précaution pour durcir davantage les règlements sur les néonicotinoïdes et le fipronil, et d'envisager de formuler des plans pour une importante réduction de l'échelle mondiale de leur utilisation. »
Canal B, leur communiqué de presse [13]. C'est aussi le texte utilisé par l'UICN. Il est rappelé ici pour permettre la comparaison :
« Les auteurs suggèrent avec vigueur aux agences de régulation d'appliquer davantage de principes de précaution et de durcir davantage les règlements sur les néonicotinoïdes et le fipronil, et de commencer à planifier leur élimination globale ou au moins commencer à formuler des plans pour une importante réduction de l'échelle mondiale de leur utilisation. »
Il y a même un canal C : quand on interroge certains auteurs des documents du groupe de travail, ils s'expriment même contre une interdiction. C'est le cas de M. David Goulson [14] :
« Personnellement, je ne suis pas en faveur d'une interdiction pure et simple, mais je pense qu'il faut les utiliser plus judicieusement – nous devrions cesser de les utiliser s'ils ne profitent pas aux rendements. »
Et même un canal D, illustré par M. Jean-Marc Bonmatin (dont on taira l'affiliation officielle) dans un entretien sur France Culture [15] :
« Nous avons souhaité faire un état des lieux, sans accuser les compagnies. Les scientifiques ont fait leur travail, aux autres de prendre le relais. Nous voulions juste éclairer le chemin. On est entendu, mais c'est le passage de l'entente à la décision qui fait défaut. »
De la science, rien que de la science...
Le Journal de l'environnement a aussi donné la parole à M Bonmatin. Le journal écrit [16] :
« Écartant tout préconçu militant derrière la méta-analyse de la Task Force, il souligne le caractère scientifique de ces travaux. »
Avec une belle innocence, le journal précise que ces travaux ont été financés (en fait en partie) par la banque néerlandaise Triodos, fondée en 1980 et qui dit se concentrer sur, notamment... des entreprises du secteur de l’agriculture biologique et biodynamique, et des projets de protection de la nature.
Ce sera sans commentaires désobligeants...
On peut aussi citer celle-là pour tenir le lecteur en haleine [17] :
« Jamais personne n'avait pris la peine d'effectuer l'étude à la fois pointue et globale de chacune des données de près de 800 publications sur le sujet. Il a fallu quatre ans de travail et trente auteurs pour éplucher toute cette littérature scientifique. Précision importante : nous sommes un rassemblement de chercheurs indépendants. Indépendants des industriels, des écolos ou des pouvoirs administratifs. On ne cherche à faire plaisir à personne, c'est de la science. »
Ce sera... bis.
« Éclairer le chemin » ? Des travaux scientifiques ? Quelle blague !
Le pot aux roses a été découvert par M. David Zaruk, professeur adjoint au Vesalius College et aux Facultés Universitaires St-Louis de Bruxelles, alias the Risk-Monger. Son « IUCN’s Anti-Neonic Pesticide Task Force: An exposé into activist science » est sans nul doute appelé à devenir une référence dans le monde de la chasse à la science douteuse, sinon dévoyée [18].
Le Risk-Monger a donc déniché sur le site de M. Henk Tennekes, membre du Groupe de travail sur les pesticides systémiques, le compte rendu – annoté par M. Tennekes – d'un atelier international sur les néonicotinoïdes tenu à l'Université d'Orsay du 28 au 30 juin 2010. En fait d'atelier international, il s'agissait à l'évidence d'une réunion du Groupe de travail ou d'un noyau de celui-ci.
On y a examiné des projets d'articles et débattu de la suite à leur donner. La lecture du compte rendu suffit à comprendre qu'en fait de travaux scientifiques, il s'agissait d'alimenter une campagne médiatique.
Le compte rendu comporte un additif de la plus haute importance. En voici le texte intégral [19] :
« Le 14 juin 2010, le Pr Goeldlin et le Dr Bijleveld ont rencontré en Suisse le Dr Simon Stuart, Président de la Commission de l'UICN de la sauvegarde des espèces et M. Piet Wit, président de la Commission de l'UICN de la gestion des écosystèmes.
Il a été convenu que, sur la base des résultats de la réunion de Paris, les quatre études (research papers) clés seront publiées dans des revues à comité de lecture. Sur la base de ces documents, une étude sera soumise à Science (premier choix) ou Nature (deuxième choix) ; elle présentera de nouvelles analyses et conclusions dans toutes les disciplines scientifiques pour démontrer de façon aussi convaincante que possible l'impact des néonicotionoides sur les insectes, les oiseaux, les autres espèces, les fonctions des écosystèmes, et les moyens de subsistance de l'Homme. Ce papier à fort impact aura un premier auteur soigneusement choisi, un noyau d'auteurs composé de sept personnes ou moins (y compris les auteurs des quatre premiers documents), et un ensemble d'auteurs plus large pour obtenir une couverture globale et interdisciplinaire. Une quantité importante de preuves à l'appui figureront en ligne dans la partie « Supporting Online Material ». Un papier parallèle, « frère » (ce serait un document plus court de forum des politiques) pourrait être soumis simultanément à Science pour attirer l'attention sur les implications politiques de l'autre papier et appeler à un moratoire sur l'utilisation et la vente de pesticides néonicotinoïdes. Nous essaieront de rassembler quelques grands noms du monde scientifique comme auteurs de ce document. Si nous réussissons à faire publier ces deux documents, il y aura un impact énorme, et une campagne menée par le WWF, etc. pourra être lancée immédiatement. Il sera beaucoup plus difficile pour les politiciens d'ignorer un document de recherche et un document de forum des politiques publiés dans Science. La chose la plus urgente est d'obtenir le changement de politique nécessaire et de faire interdire ces pesticides, pas de lancer une campagne. Une base scientifique plus solide devrait se traduire par une campagne plus courte. En tout cas, cela va prendre du temps, car l'industrie chimique va jeter des millions dans un exercice de lobbying.
Afin de préparer le document qui sera soumis à Science, il faut le planifier simultanément avec les quatre premiers documents plus détaillés (pour être sûr que les quatre premiers documents ne sapent pas involontairement le document à fort impact proposé). Une petite réunion est donc nécessaire pour faire la planification nécessaire, y compris avec les auteurs des quatre premiers documents, David Gibbons/Mark Avery, Maarten Bijleveld, Pierre Goeldlin, les présidents des commissions SSC et CEM de l'UICN (ou leurs représentants) et une ou deux personnes expérimentées dans les publications à fort impact (comme Ana Rodriguez). »
Je vous envoie mon avocat...
Nous ne ferons pas l'exégèse de ce texte. Il se suffit à lui-même. C'est Malice – au sens premier, fort – au Pays des Abeilles.
On peut se reporter à Risk Monger [18], ainsi qu'à Science 2.0 [20]. Les commentaires y sont aussi utiles. On y voit notamment M. Henk Tennekes affirmer qu'il n'y a rien de mal dans le fait que des agents de l'UICN se préoccupent du désastre que causeront les néonicotinoïdes. Comme si c'était ça, l'enjeu du billet de Risk Monger...
Un billet qui a été remanié à la suite d'une « complaint » de... M. Bonmatin. Des mots bien sentis ont été enlevés du billet, mais ce n'est pas forcément à l'avantage des protagonistes : les lecteurs savent donc qu'il y a eu des pressions...
« Complaint » a notamment deux sens : une récrimination ou une plainte judiciaire. Risk Monger écrit aussi qu'Euractiv, l'hébergeur, a reçu des « charges of criminal proceedings ». La probité scientifique de M. Bonmatin se plaidera-t-elle au prétoire comme pour qui vous savez ? Ce qui est étonnant, c'est que M. Bonmatin n'a été nullement mis en cause à titre personnel, ni son institution dont il prétend aussi, semble-t-il, défendre l'honorabilité.
De quel droit s'agissant du ... ? Incidemment, M. Bonmatin avait déclaré sur France Culture [15] que les chercheurs avaient « fait [leurs travaux], d'une façon volontaire sur [leur] temps libre, si on ose dire ».
Risk Monger a présenté des excuses. Avec élégance et habileté.
Pour notre part, nous pouvons aussi en rester là, avec trois points de suspension...
Oh ! Avec une petite précision : l'UICN tente de s'extirper de cet énorme scandale [21]. Manifestement, M. Simon Suart, président d'une commission de l'UICN et MM. Pierre Goeldlin et Maarten Bijleveld n'ont pas dû participer à la même réunion.
Wackes Seppi
___________________
[5] http://link.springer.com/article/10.1007/s11356-014-3220-1/fulltext.html
[12] http://www.tfsp.info/wp-content/uploads/2014/06/8_ESPR_11356_2014_3229_OnlinePDF.pdf
[13] http://www.tfsp.info/wp-content/uploads/2014/06/WIA-PR-REL.pdf
[14] http://www.bbc.com/news/science-environment-27980344
[21] http://www.forbes.com/sites/paulrodgers/2014/12/04/leaked-memo-raises-questions-about-pesticide-ban/